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PROUST MARCEL (1871-1922)

La destruction des personnages

À la fin comme au début de la Recherche, le narrateur est seul. Entretemps, on aura vu apparaître, disparaître, reparaître plus de cinq cents personnages. La variété de leurs milieux sociaux, de leurs professions, de leurs générations (trois, au cours du récit) s’avère plus importante qu'on ne le dit parfois : la place des différentes couches de l'aristocratie est très grande et fournit un témoignage capital sur sa disparition de la scène politique au moment de l'avènement de la république. La bourgeoisie est également représentée, avec les groupes divergents qui la constituent, des riches Verdurin à l'humble Saniette ; les professions qu'elle exerce ne sont pas, contrairement à ce qui se passe chez Zola, montrées sur le lieu du travail, mais dans la déformation qu'elles font subir à l'individu lorsqu'il ne travaille pas ; Cottard, Brichot en sont l'exemple. Les classes populaires comprennent, certes, les domestiques, encore très nombreux en France à cette époque, mais aussi des boulangères, des garçons bouchers, des télégraphistes, des soldats, tout un groupe de figurants dont on oublie l'existence.

Proust ne songeait cependant pas à rivaliser avec La Comédie humaine, parce qu'il ne voulait décrire que ce qu'il avait connu, et que les passions, le temps, la poésie ne lui paraissaient pas dépendre des classes sociales : l'amour était, selon lui, identique chez la princesse de Guermantes et chez un conducteur d'autobus. Le snobisme même, il ne le décrira que comme une rêverie doublée d'une passion et, au niveau de l'intrigue, comme une ascension sociale, mais purement formelle : l'ambition, chargée chez Balzac de lourds contenus, a ici une beauté géométrique. En fait, aucune passion n'est décrite pour elle-même, mais l'amour pour ce qu'il contient d'imaginaire, d'angoisse, de sadisme. Sa variante, l'inversion, parce qu'elle métamorphose les sexes, devient « une sorte de fantaisie poétique » ; le sadomasochisme du baron de Charlus est une rêverie médiévale de forteresses et de cachots.

Proust innove de plusieurs manières dans la peinture des personnages. Ils n'ont plus droit à un portrait en pied : leur visage, leur âge, leur taille, leurs vêtements font l'objet d'impressions fragmentaires. Ils apparaissent un instant et, lorsqu'ils reparaîtront, l'image qu'ils laisseront sera différente. C'est qu'ils sont tous soumis au point de vue du narrateur, relayé parfois par d'autres personnages. Chaque héros est mis ainsi en perspective, et il n'y a plus de vérité objective, de réalité certaine, mais des esquisses à compléter, ou à corriger : Albertine est vue de manière différente par le narrateur, Saint-Loup, la mère, Françoise, Andrée. Il paraît donc impossible de connaître une personne ; elle est « une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer » ; nous nous en faisons une opinion en analysant des paroles, des actions, qui fournissent des renseignements contradictoires, si bien que les personnages importants gardent tous leur secret.

La réalité est encore brouillée parce que la perspective du narrateur change au cours du temps : il y a une histoire du point de vue. Enfin, et surtout, les personnages, déjà inconnaissables à un moment précis où la perception les isole, subissent, comme le dit un titre de chapitre, des « coups de barre et changements de direction dans les caractères » : Gilberte Swann, petite fille de Combray, n'a presque rien à voir avec Gilberte de Saint-Loup ; Charlus, arbitre des élégances, apparaît une dernière fois en vieillard déchu ; le narrateur lui-même, qui se croit toujours jeune, s'entendra appeler « le père Untel ». Il n'y a donc plus, dans la Recherche, ni caractère ni personnage[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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Médias

Marcel Proust - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Marcel Proust

Marcel Proust, J.-É. Blanche - crédits : Charles Ciccione/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Marcel Proust, J.-É. Blanche

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