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PROUST MARCEL (1871-1922)

La confusion des genres

L'instant miraculeux qui échappe au temps relève de la poésie : Baudelaire avait donné l'exemple, lui qui est, plus que Balzac ou Ruskin, le principal maître de Proust. L'intrigue multiple, la comédie des personnages signifient que la Recherche est un roman. Cependant, les longues réflexions ou analyses du narrateur, la méditation esthétique du Temps retrouvé évoquent l'essai. D'autres genres, mineurs, sont également intégrés au récit : des pastiches, des dizaines de lettres. À la recherche du temps perdu inaugure une tendance du xxe siècle, qui abolit les frontières entre genres littéraires, parce que l'œuvre ne se satisfait plus des limites du roman, de l'essai ou du poème, et veut être tout à la fois, une synthèse.

Proust affirme dans la Recherche que tout y a été inventé en vue de sa démonstration. Qu'il s'agisse en effet du comportement humain, de la société, de l'histoire des nations, il veut dégager des lois. L'intelligence les extrait de la réalité et unifie la diversité des êtres et des choses. On a pu considérer que Proust était déchiré entre deux tendances, entre le romancier et le moraliste. Le danger était de tomber dans le roman à thèse, en traitant les héros comme des prétextes, les supports des lois psychologiques ou sociales : « Les êtres les plus bêtes, par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu'ils ne perçoivent pas, mais que l'artiste surprend en eux », écrit Proust. Il faut ajouter les exposés sur la stratégie, les cris de Paris, l'inversion, que le romancier intègre à son récit, en attendant le grand « morceau intellectuel » de « L'Adoration perpétuelle ». Néanmoins, Proust échappe aux dangers de l'abstraction parce qu'il la dégage toujours, lui-même, de l'individu : il n'y a pas de loi sans évocation du concret, c'est-à-dire du roman. De plus, ces lois évoluent elles aussi, n'échappent pas au temps romanesque, ni au point de vue. Quant à l'esthétique développée dans Le Temps retrouvé, elle est intégrée à la vie du héros principal, comme la sonate de Vinteuil à celle de Swann. La découverte de la vocation artistique est devenue un événement fictif, annoncé par les moments d'extase qui jalonnent le récit, et constituent autant de signes. À la recherche du temps perdu est le roman des signes, plus que des idées.

Cependant, les vérités ainsi dégagées, l'analyse toujours poursuivie, l'intégration à l'œuvre de toute la culture de son temps (de la médecine à la stratégie, de la cuisine à l'esthétique) ne sont là que pour enchâsser des moments plus précieux, ceux mêmes avec lesquels le jeune Proust avait voulu composer Les Plaisirs et les Jours et Jean Santeuil. Il n'a pu rédiger son roman qu'en renonçant à en faire un long poème en prose, la rêverie intérieure du héros devant contraster avec la prose du monde. Les minutes « affranchies de l'ordre du temps » sont mises en relief par le traitement même du temps, et elles en sont la source. L'intemporel, lié à la poésie, définit les conditions de possibilité de l'œuvre, mais n'en tient pas lieu. On le voit dans la « Matinée chez la princesse de Guermantes », qui conclut l'œuvre (dès la version de 1909) : elle juxtapose la découverte de l'éternité et celle du passage du temps, du vieillissement des êtres. Ainsi la vérité est-elle vécue dans le récit, exposée dans les analyses et les lois, transfigurée dans la poésie. À la recherche du temps perdu effectue donc la synthèse de toutes les tentations antérieures, de tous les autres écrits de Proust : on y retrouve les paysages, les minutes d'extase et de nostalgie de son premier livre, les réminiscences de Jean Santeuil[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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Médias

Marcel Proust - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Marcel Proust

Marcel Proust, J.-É. Blanche - crédits : Charles Ciccione/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Marcel Proust, J.-É. Blanche

Vue de Delft, Vermeer de Delft - crédits : Buyenlarge/ Getty Images

Vue de Delft, Vermeer de Delft

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