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PROUST MARCEL (1871-1922)

Une phrase sans fin

La fascination qu'exerce l'œuvre de Proust – ou, parfois, les réactions de rejet qu'elle provoque – commence à la phrase, à ce contact direct avec la chair de la littérature qui est le style. Notons-le d'abord : l'originalité du style proustien ne vient pas de la richesse et de l'étendue lexicales. Proust n'invente de mots que pour transcrire ironiquement le langage parlé, et ne recherche pas les vocables rares. Parmi les termes les plus employés, l'ordinateur relève « jour », « femme », « croire », « vouloir », « vie », « jamais », « temps », « moment », « homme », « ami », « aimer », « mère ». Cet ordre contient déjà, dans sa simplicité, les grands thèmes du roman. L'analyse informatique de la phrase confirme le sentiment des lecteurs : en moyenne trente mots par phrase, ou trois lignes par phrase de l'édition de la Pléiade, soit deux fois plus que les autres écrivains. Les phrases sont plus longues au début et à la fin de l'œuvre, plus courtes au milieu ; une phrase de « Combray » comporte 518 mots. Enfin, les phrases sont d'autant plus longues par rapport à cette moyenne qu'il y a un tiers de phrases brèves.

On note en outre l'abondance des tirets et des parenthèses, qui signalent l'originalité de la phrase proustienne : ces éléments introduisent une distance entre ce qui est raconté et le narrateur, et divisent la réalité décrite. Ce qui permet à la phrase proustienne d'être longue, plus encore que celle de Chateaubriand, par exemple, c'est sa construction : elle ordonne, subordonne, rapproche ou sépare, corrige. Elle contient une tension entre deux mouvements : le premier est celui de l'observateur serein qui reconstruit le monde par un langage clair ; le second est dans le morcellement, la fièvre du chercheur, qui énumère les qualités, accumule les hypothèses. La phrase, la période, le paragraphe ont par ailleurs un rythme qui communique son ébranlement au texte tout entier : les propositions dans la phrase, la phrase dans le paragraphe, les mots dans la phrase dessinent des figures sonores qui les rendent reconnaissables à leur forme même, comme un chant dont on ne comprendrait pas encore les paroles. Outre la rigueur de la construction et la complexité, on retiendra donc la musicalité comme un trait fondamental du style de Proust, qu'il a lui-même représenté dans le style de Bergotte : allitérations, harmonies imitatives, cadences, répétitions.

Pour Proust, le style se caractérise non seulement par la musicalité, mais par l'emploi des images, et surtout de la métaphore. De même que l'extase de mémoire rapproche deux moments différents, que la loi unifie plusieurs phénomènes distincts, la métaphore réunit deux objets du monde ou deux signes du langage. Si l'écrivain n'est pour rien dans la beauté des mots, il est entièrement responsable de ses images. Elles abolissent la distance entre les choses, traduisent l'approfondissement intérieur auquel l'écrivain a procédé à partir de sa perception, échappant aux défauts de la littérature de « notations » (celle des Goncourt). Tout est alors métamorphosé sans que l'on puisse considérer que, dans les images, un thème ou une obsession domine : l'analogie, comme chez Baudelaire, est réciproque. L'image tire sa force d'être fondée, non sur la logique, ni, bien entendu, sur les lieux communs fournis par le littérateur classique, mais sur l'impression, la contemplation solitaire de leur créateur. La beauté n'est pas, cependant, séparable de la vérité ; comme l'écrit Proust, dans sa préface à Tendres Stocks de Morand, « la beauté du style est le signe infaillible que la pensée s'élève, qu'elle a découvert et noué les rapports nécessaires entre les objets[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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Médias

Marcel Proust - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Marcel Proust

Marcel Proust, J.-É. Blanche - crédits : Charles Ciccione/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Marcel Proust, J.-É. Blanche

Vue de Delft, Vermeer de Delft - crédits : Buyenlarge/ Getty Images

Vue de Delft, Vermeer de Delft

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