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DURAS MARGUERITE (1914-1996)

L’illimité de l’écriture

<em>L'Amante anglaise</em> de M. Duras, mise en scène de Claude Régy - crédits : Jacques Haillot/ Apis/ Sygma/ Sygma/ Getty Images

L'Amante anglaise de M. Duras, mise en scène de Claude Régy

À partir des années 1960, et pendant près de vingt ans, le théâtre et le cinéma vont occuper une place majeure dans son travail de création. En 1960 est créée sa première pièce, Les Viaducs de la Seine-et-Oise. Duras multiplie dès lors les expériences théâtrales, écrit plusieurs adaptations pour la scène et participe au travail de plateau. Deux volumes sont publiés par Gallimard : Théâtre I en 1965 et Théâtre II en 1968. Sa rencontre avec Claude Régy, qui mettra notamment en scène L’Amante anglaise (1967), L’Éden Cinéma (1977) et Le Navire Night (1979), est décisive. Après une première expérience de réalisation avec La Musica en 1966, Duras s’engage également dans la voie du cinéma, qui prend le pas sur le théâtre au tournant des années 1970, et elle enchaîne les créations. Son théâtre et son cinéma se rejoignent par bien des aspects : déconstruction des conventions de représentation, désynchronisation des images et des voix dans La Femme du Gange(1974) et India Song (1973) ou dissociation des voix et des personnages dans L’Éden Cinéma, refus de plus en plus marqué de la mise en scène au profit de l’imaginaire, car c’est « à partir du manque [qu’] on donne à voir » (Savannah Bay, c’est toi, 1984). Les dispositifs scéniques font de l’image aussi bien que de la scène une « chambre d’écho » (India Song) qui amplifie le pouvoir évocatoire et incantatoire des mots, pouvant aller jusqu’à la proposition d’une image noire avec L’Homme atlantique (1981) ou d’un « théâtre lu, pas joué » (La Vie matérielle, 1987) au Théâtre du Rond-Point en 1985 avec les Lectures Duras. En réalité, au cinéma comme au théâtre, Duras ne quitte pas l’écrit. Il s’agit toujours de « ressentir l’écriture » (Savannah Bay, c’est toi) : « Tandis que le langage a lieu, qu’y a-t-il à jouer ? » (Le Dernier des métiers, 2016). Ainsi la scène et l’écran lui permettent-ils d’expérimenter de nouvelles voies d’écriture.

Même si l’œuvre littéraire se poursuit dans les années 1960, avec Dix heures et demie du soir en été (1960), L’Après-midi de monsieur Andesmas (1962) ou encore Le Ravissement de Lol V. Stein (1964) et Le Vice-Consul (1966), le chemin semble être malgré tout celui d’une exténuation progressive du romanesque et du narratif (Détruire dit-elle en 1969, AbahnSabana David en 1970), jusqu’à quitter les terres du récit pendant près de dix ans après L’Amour (1971).

Ainsi se précise au cours des années 1960 et 1970 la singularité d’une poétique ouverte à la porosité des formes, qui se fonde tout à la fois sur la force créative de la réécriture générique, une esthétique de la reprise et de la variation et le geste du « désécrire » (Le Monde extérieur, 1993). Cedont témoigne notamment le déploiement du cycle indien qui rassemble cinq textes (Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-Consul, L’Amour, La Femme du Gange, India Song) et trois films (La Femme du Gange, 1972 ; India Song, 1975 ; Son nom de Venise dans Calcutta désert, 1976). L’écriture s’éprouve à l’endroit de l’impossible, de l’absence et du manque, telle est la ligne qui s’affirme désormais et à partir de laquelle procède le geste créateur : « parler de l’impossibilité de parler de Hiroshima » (Hiroshima mon amour), réaliser Le Navire Night à partir du « désastre du film » ou encore « raconter une histoire qui en passe par son absence » (La Vie matérielle). Cette ligne n’est pas seulement esthétique, elle définit aussi l’ontologie du personnage durassien. Instruit de la douleur, de l’invivable du monde et de l’amour, celui-ci se tient en ces lieux dans l’impossibilité d’y être : « Vous êtes ce qui n’aura pas lieu, et qui comme tel se vit » (Aurélia Steiner, 1979).

Par ailleurs, l’engagement politique de Marguerite Duras[...]

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Écrit par

  • : maître de conférences en littérature française, université de Lorraine, Nancy

Classification

Pour citer cet article

Anne COUSSEAU. DURAS MARGUERITE (1914-1996) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 07/12/2023

Médias

Marguerite Duras - crédits : McKeown/ Hulton Archive/ Getty Images

Marguerite Duras

<em>L'Amante anglaise</em> de M. Duras, mise en scène de Claude Régy - crédits : Jacques Haillot/ Apis/ Sygma/ Sygma/ Getty Images

L'Amante anglaise de M. Duras, mise en scène de Claude Régy

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