SUSINI MARIE (1916-1993)
Une enfance corse, des études de philosophie et de lettres à la Sorbonne, une carrière de bibliothécaire à la Nationale, de grands voyages et un intérêt très vif pour la peinture moderne et la pensée de l'Inde, tels sont les éléments biographiques que Marie Susini acceptait de livrer, avec le nom de ses amis fidèles : Bachelard, Camus qui l'encouragea à écrire, Elio Vittorini, Ignazio Silone, Jean Grenier, Kateb Yacine, Henri Michaux qui, dans L'Infini turbulent, la désigne par ses initiales, M. S. L'histoire de sa vie se confond avec celle de son œuvre, saluée dès ses débuts par des critiques aussi importants qu'Albert Béguin.
Dès son premier roman, la Corse est présente : Plein Soleil (1953) dessine un espace et un temps qui seront explorés à nouveau par la suite, et définit le lien secret qui unit monde, personnages et objets au cœur d'une même fiction. Une enfant de dix ans, Vanina, quitte le village de ses parents pour aller en pension, au couvent ; elle part sur le cheval de son père, tout contre lui, le temps d'un voyage qui est aussi celui de la plénitude menacée, à laquelle succédera une attente perpétuelle. Le roman s'ouvre sur ce qui constituera l'obsession majeure de l'œuvre. Vanina et son père passent devant des croix, traversant l'espace de représentation où d'autres personnages plus tard évolueront, un espace plein d'un christianisme enraciné dans le charnel et dans le voisinage permanent des morts, là où demeure très forte l'antique notion d'échange symbolique, le cambio, ce que l'on voue à Dieu pour détourner le malheur. Mais, dans ce livre, déjà, Dieu apparaît silencieux et lointain.
Avec La Fiera (1954), cette vision se trouve disséminée dans une multitude de regards et de voix narratives : les villageois s'en vont vers la chapelle de Saint-Albino, c'est le temps de la messe, de la procession, de la fête. Celui du malheur aussi : la mort survient, qui frappe Sylvie. Là encore, l'échange symbolique n'a pas eu lieu. Une pièce de théâtre, Corvara (1955), clôt la trilogie corse. Le tragique, lié dans les ouvrages précédents aux lenteurs étouffantes des étés noirs, est ici resserré en une soirée d'hiver où des femmes attendent deux hommes partis à la recherche d'un troisième, qu'on retrouvera mort. Dieu, cette fois-ci, a satisfait à la demande : il s'agissait d'une malédiction, proférée contre une créature.
L'île ne réapparaîtra que dans La Renfermée, la Corse. Ce que Michaux appela Le Lointain Intérieur, Marie Susini l'a situé ensuite à Paris, en Espagne, en Afrique du Nord, mais ce territoire a bien des points communs avec celui des premières œuvres. Dans Un pas d'homme (1957), Manuela, abandonnée par Serge, cherche à retrouver la terre étrangère du passé enfantin et finit par préférer le fond du malheur à l'incertitude. Même rêve impossible pour la Sefarad des Yeux fermés (1964) que hante, à travers d'autres amours malheureuses, le désir d'une union avec son frère dans un temps qui ne serait pas menacé. Et si l'histoire — l'Occupation, Mai-68 — fait irruption dans l'univers de l'écrivain avec C'était cela notre amour (1970), son héroïne, Fabia, vit, elle aussi, dans le temps de l'impossible retour.
Le plus beau sans doute des romans de Marie Susini, et le dernier, Je m'appelle Anna Livia (1979), constitue l'achèvement de ces motifs récurrents. La fusion avec le père a bien eu lieu : le maître d'un grand domaine de Toscane a été retrouvé pendu après avoir fait l'amour avec sa fille. Transgression dans le corps interdit, l'acte sexuel est aussi irréparable qu'un meurtre. Anna Livia, transformée en vieille femme, se retrouve hors de l'espace et du temps, là où personne ne peut aller.[...]
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Écrit par
- Francine de MARTINOIR : agrégée de l'Université, professeur en classes préparatoires au lycée Condorcet, Paris, écrivain
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