MARIVAUX PIERRE CARLET DE CHAMBLAIN DE (1688-1763)
Le roman
Les deux histoires, celle de Marianne et celle de Jacob, le paysan parvenu, sont celles de deux héros qui se détachent du monde où ils ont grandi pour conquérir leur place dans la société. Ils n’en sont pas moins très différents. Marianne incarne à merveille le stéréotype de l’enfant trouvé. Le récit qu’elle fait des circonstances dans lesquelles elle fut trouvée dans un carrosse qui avait été attaqué par des bandits, entre des femmes mortes dont l’identité reste inconnue, avant d’être recueillie par un curé de village et sa sœur, fixe à jamais le fantasme romanesque enfantin qui détermine la vie de l’héroïne. Persuadée qu’elle est de noble naissance, elle déroule son histoire plus de dix fois devant divers interlocuteurs et sur tous les tons. Les variations de ce récit lui donnent une dimension de fantaisie et d’humour qui inscrivent d’emblée une distance au cœur du romanesque. Son adoption dans la bonne société et la séduction qu’elle exerce paraîtront naturelles, confirmant la naissance imaginaire par l’élection amicale et amoureuse.
Le récit de Jacob est très différent : pas de « scène primitive », mais une rencontre célèbre sur le Pont-Neuf entre un jeune paysan, « beau brunet », et une bourgeoise dévote, ronde et mûre, qui vient de passer la cinquantaine et qui va très vite faire sa fortune. On retrouve la même séduction express chez le Dorante des Fausses Confidences qui l’emporte au premier coup d’œil. Le paysan sera bien un « parvenu »alors que l’héroïque Marianne se fera reconnaître pour ce qu’elle est. Dans les deux cas, l’inachèvement du récit réduit le lecteur à imaginer comment le passé des aventures racontées par Marianne et par Jacob pourra rejoindre le présent de leur narration. Marianne est devenue comtesse, Jacob a fait fortune, voilà tout ce que l’on sait. L’histoire des deux héros se déroule bien à l’intérieur d’un ordre social qui reste stable. Mais il met en scène une mobilité dangereuse. Une jeune fille sans naissance, des gigolos sympathiques comme Jacob ou le Dorante des Fausses Confidences peuvent y monter jusqu’aux cercles étroits de la très bonne société. La sensualité joyeuse et paysanne de Jacob, son appétit pour les solides réalités du sexe et des repas succulents l’unissent fermement à la bourgeoise. Ils sont, après tout, du même monde.
Le roman s’affirme ici comme le genre « moderne » par excellence, celui qui permet à l’originalité et au génie de s’exprimer – et l’on pourrait en dire autant de la comédie. Sans modèle consacré, en dehors de toute hiérarchie fixe, il ouvre toutes les portes. Celle de la critique morale, par exemple. Marivaux démasque et dévoile la vraie nature des hypocrites et des dévots. Les tartuffes, jansénistes ou jésuites, les directeurs de conscience, les dévots et les dévotes, nobles ou bourgeois, font l’objet d’une critique acérée ou humoristique. Au-delà, tous les masques, les faux-semblants sont analysés par les héros. Avec humour, avec malice, Jacob et surtout Marianne explorent dans des « réflexions » – dont Marianne accepte qu’elles puissent paraître un peu longues au lecteur trop pressé – les multiples mensonges, petits ou grands, des êtres humains qui les entourent mais ils analysent aussi leurs propres petites turpitudes, leur mauvaise foi pour laquelle, ils sont, à vrai dire, aussi lucides qu’indulgents. Le roman à la première personne est ici à l’honneur et la dimension rétrospective permet de jouer de ce « double registre » évoqué par Jean Rousset dans un essai sur Marivaux. L’acidité des analyses psychologiques et des critiques morales est balancée partout par la générosité et l’humour dont font preuve les héros mais aussi le narrateur. Jacob et Marianne savent remercier, respecter et aimer ceux qui, figures paternelles, maternelles, amicales,[...]
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Écrit par
- Pierre FRANTZ : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Médias
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