Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

ROTHKO MARK (1903-1970)

L'expérience picturale

Il ne faut qu'un pas de plus, en 1946-1947, pour que la notion même de représentation soit mise en cause. Dans la série des Multiformes (1946-1949), il n'y a plus de distinction entre figure et fond ; le tableau est une surface composée de zones colorées de taille et de forme diverses qui se superposent et se juxtaposent, chaque élément se fondant dans ses voisins dans une spatialité ambiguë. Toute lecture iconographique est désormais niée. De 1947 à sa mort, l'artiste ne donnera plus à ses œuvres d'autres titres que des numéros, à une exception près, un Hommage à Matisse de 1954 (collection particulière, en dépôt au Museum of Art de Portland). Le rôle principal revient désormais aux proportions relatives des éléments, aux transparences et à la couleur. Celle-ci, dont l'artiste limite de plus en plus les variations tonales dans un même tableau à partir de 1948, semble respirer, conséquence plastique d'une intuition que Rothko avait formulée quelques années auparavant : « Le mouvement en relation avec le plan du tableau – s'éloignant de lui, vers lui et simultanément à travers lui – est le moyen par lequel s'accomplit l'expérience picturale. » Elle suggère surtout une gamme d'expériences lumineuses que l'on associe habituellement à la notion d'apparition, avec toutes les connotations religieuses du terme. Si les premiers Multiformes sont composées de taches de petite dimension, particulièrement désordonnées et irrégulières (Sans titre, 1948, Fondation Beyeler, Riehen), à partir de 1949, leur composition se simplifie et s'organise en grandes formes rectangulaires. Dans le même temps, les connotations de paysage, qui dominaient, laissent la place à des accumulations verticales qui renvoient aux compositions traditionnellement associées à la peinture de personnages (les formats eux-mêmes s'allongent, comme dans No. 7, 1949, County Museum of Art, Los Angeles). En 1947, une déclaration entérine cette évolution : « Je pense à mes tableaux comme à des mises en scène de théâtre ; les formes en sont les interprètes. »

Dans la suite du texte, Rothko affirme qu'il revient désormais au tableau, comme un tout, de porter le sujet, sans passer par un déchiffrage iconographique : « Ce doit être une révélation, la réponse inattendue et inédite à un besoin éternellement familier. » Les œuvres réalisées entre 1949 et 1951 incarnent ce programme ; les grandes variations de composition qui s'y manifestent montrent que Rothko cherche alors la meilleure solution plastique. Si le principe général de la superposition de rectangles est désormais assuré, il laisse subsister des tableaux où deux lignes verticales viennent symétriquement border la composition[Sans titre (violet, noir, orange, jaune sur blanc et rouge), 1949, The Solomon R. Guggenheim Museum, New York], où apparaissent de petits tracés gestuels (No. 5, 1949, The Chrysler Museum of Art, Norfolk), où une bande est parcourue par des lignes grattées dans la couleur (No. 5/No. 22, 1949-1950, The Museum of Modern Art, New York). C'est à l'occasion de l'exposition annuelle de 1951 à la galerie Betty Parsons que l'artiste montre publiquement qu'il a désormais réduit sa formule à des toiles de format vertical, constituées de trois ou quatre rectangles de taille diverse, sur un fond uni auquel est laissé plus ou moins de surface sur les bords. Simplification, réduction de la palette et des formes, et systématisation de la composition sont en fait les solutions trouvées par l'artiste pour assurer l'efficacité visuelle directe qu'il recherche, déclarant en 1949 : « Le travail du peintre évolue, à mesure qu'il avance dans le temps, vers plus de clarté, vers l'élimination de tous les obstacles entre le peintre et l'idée, et entre l'idée et le spectateur. » Le sujet des tableaux reste similaire[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'art, École normale supérieure de Lyon, directeur de l'Institut national d'histoire de l'art, Paris

Classification

Autres références

  • MARK ROTHKO (exposition)

    • Écrit par
    • 787 mots

    « C'est notre fonction en tant qu'artiste de faire voir le monde au spectateur de notre façon – pas de la sienne », écrivait Mark Rothko en 1943, affirmant que la portée de son art reposait sur une force de persuasion brutale. Cette capacité de l'art à convertir le spectateur dépend...

  • ABSTRAIT ART

    • Écrit par
    • 6 716 mots
    • 2 médias
    Aux États-Unis, l' expressionnisme abstrait apporte également sa contribution au problème du sens de l'œuvre d'art. Mark Rothko et Adolf Gottlieb affirment dans une lettre ouverte adressée en 1943 au New York Times : « Une idée largement répandue chez les peintres consiste à croire que ce que...
  • BEYELER FONDATION

    • Écrit par
    • 1 138 mots

    Située à Riehen, commune limitrophe de Bâle, dans le parc du Berower, la Fondation Beyeler frappe par sa simplicité et son harmonie. Le long bâtiment rectangulaire aux façades de porphyre rouge de Patagonie conçu par l'architecte italien Renzo Piano s'inscrit tout naturellement dans...

  • ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE (Arts et culture) - Les arts plastiques

    • Écrit par , , et
    • 13 464 mots
    • 22 médias
    ... (Syrian Bull, Allen Memorial Art Museum, Ohio) et Le Viol de Perséphone (The Rape of Persephone, Allen Memorial Art Museum, Ohio), respectivement de Rothko et de Gottlieb, donne à ces deux artistes l'occasion d'exposer publiquement leur esthétique dans une lettre ouverte en cinq points au ...
  • NEW YORK ÉCOLE DE

    • Écrit par
    • 1 578 mots
    • 1 média
    ...intérêt est partout identique ». Pour les uns comme pour les autres, la surface peinte dépasse de beaucoup le chevalet et tend vers le « champ pictural ». Rothko peut ajouter : « Je peins des grandes toiles parce que je veux créer un état d'intimité avec le spectateur. Une grande peinture implique des échanges...