MARKUS LÜPERTZ. UNE RÉTROSPECTIVE (exposition)
Un classicisme repensé
« Markus le peintre », comme il aime à se définir, conserve la conviction et l’espoir que l’art trouvera son intensité dans la différence et la confrontation sans lesquelles ne saurait exister la « grande forme » à laquelle il aspire. Il travaille dans un dialogue constant avec les maîtres anciens, mais aussi avec des œuvres possibles auxquelles il se confronte par la pensée, par des poèmes, par des écrits, par des échanges (ici avec le peintre Peter Doig) qui composent l’actualité de son art poétique. Cette foi était déjà manifeste quand il s’agissait pour lui, au début des années 1960, de faire exister la peinture dans un environnement qui lui était hostile, et plus encore de lui trouver une voie différente de celles du pop art ou du tachisme. Avec l’âge, elle est venue habiter une histoire plus fondamentale, pour la culture allemande en particulier, celle des Grecs, de Poussin, voire de Puvis de Chavannes ou de Hans von Marées. Celle d’un classicisme qui donne un sens à ce qui peut renaître de ce qui a été détruit, et, plus radicalement, à ce qui peut voir le jour au prix de ce qui détruit – Hölderlin (2012), à lui seul, en témoigne. À Salzbourg, en 2005, L’Hommage à Mozart montrait avec l’insolente ingénuité de la sculpture ce que peut signifier une figure posée sur un socle. Quelques esquisses inspirées permettent de concevoir la destruction de l’achèvement comme une perfection. Un lent mouvement de fond s’est accéléré au fil des années qui a permis au peintre, libéré très tôt de l’ambition du style, mais également de l’emprise des interprétations et des contenus, de découvrir le rythme foncier de son travail : « Il faut beaucoup de discipline pour vivre jusqu’au bout ce qu’on a à faire. Parce que le nouveau tableau naît toujours uniquement de l’insatisfaction que laisse le précédent. » Julia Garimorth, commissaire de l’exposition avec Fabrice Hergott, le rappelle, Markus Lüpertz a inventé contre toute attente un objet non compréhensible. Il a osé défier avec ses tableaux « le pouvoir de signifier » (Pamela Kort). Dans une époque aveuglée par l’avant-gardisme, il n’a cessé de révéler, au sein même du monde construit de la représentation dont Poussin représente à ses yeux le modèle par excellence, une qualité hermétique qui célèbre l’art. Une forme de sacralité artificielle qui s’accommode d’un casque, d’une tortue, d’une coquille d’escargot, d’un bras pour devenir énigme et n’appartenir qu’à lui sous forme de Rückenakt (Nu de dos, 2006). Par le fragment, Lüpertz veut atteindre une abstraction résistant à l’exégèse. Les Motifs allemands exhibant à partir de 1970 les dépouilles de la Wehrmacht sont bien plus que les trophées du désastre. Comme les antiques polychromes qui habitent en intrus les paysages arcadiens et leur stéréotype, ce sont les ruines du terrible paradis que l’art est capable de produire avec l’histoire dont il dispose. Homère, Dante et la Bible permettent d’arriver jusque-là. Une salle entière regroupe autour du tragique Ganymède (1985) les toiles que l’expérience de la guerre dans l’ex-Yougoslavie a inspirées à celui qui naquit en Bohême à l’époque des Sudètes.
Avec ironie, enthousiasme et passion, le jeune Lüpertz déclarait vouloir rendre visible « la grâce du xxe siècle » – ce qui dans l’art triomphe du temps, de ses catégories, de ses malentendus. Une éternité retrouvée dans l’instant d’une énergie qui ne dispose que d’elle-même. Plus une série se développe, plus se manifeste l’urgence de la singularité, de la dissemblance, de l’irrégularité. Chaque tableau contredit l’idéal d’un volume, chaque sculpture défie la pesanteur du réel. Plus sont confrontées les valeurs fondamentales de la forme, plus se libère une expression qui ne se laisse pas contenir par ce qu’elle signifie.[...]
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Écrit par
- Éric DARRAGON : professeur émérite d'histoire de l'art contemporain à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
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