HEIDEGGER MARTIN (1889-1976)
Sens, vérité, contrée
La locution « sens de l'être », qui désigne dans Être et temps la question propre à Heidegger, sera abandonnée vers les années 1930 au profit d'une autre : « vérité de l'être ». La première lui apparaît, en effet, trop proche d'expressions telles que « donner un sens » ou « prêter un sens », qui peuvent suggérer un « subjectivisme » dans l'interprétation de l'être. « Vérité de l'être » parle, au contraire, beaucoup plus « objectivement ». Mais cette façon de dire peut à son tour tromper, dans la mesure où « vérité » implique une pétition d'universalisme au sens des vérités scientifiques ou de l'œcuménisme religieux. L'être dont parle Heidegger n'est pas un tel « universel ». Il ne fait qu'un avec la contrée même où l'être fut thématiquement porté au langage dans une parole qui soudain trancha sur la parole poétique. L'être n'est pas cosmopolite. Il n'a pas pour pays le vaste monde. Il a pour contrée la parole grecque, autrement dit la philosophie. « La philosophie est, dans son être originel, de telle nature que c'est avant tout le monde grec et seulement lui qu'elle a requis pour se déployer – elle » (« Qu'est-ce que la philosophie ? », in Questions II). Cette originalité grecque de la philosophie lui est un destin essentiel. Ce n'est donc que très approximativement qu'il est possible de philosopher, abstraction faite de la naissance grecque de la philosophie. Si Heidegger parle ainsi, ce n'est nullement par dédain. C'est uniquement par fidélité à ce qu'a d'étonnant la limitation originelle qui caractérise ce qu'il nous est permis de nommer philosophie. Heidegger a, semble-t-il, trop d'égard vis-à-vis de l'« autre » pour prétendre résoudre sur la base de l'unité encore énigmatique de la philosophie occidentale le problème infiniment plus énigmatique de l'unité possible du genre humain. « Philosophes, vous êtes de votre Occident », disait Arthur Rimbaud (dans « l'Impossible », in Une saison en enfer). Heidegger pense de même. Non qu'il attende de l'Orient des révélations philosophiques. Mais la philosophie est Occident.
La question de la technique
La « finitude de l'être » constitue ainsi le fond même de la pensée de Heidegger. C'est à partir d'une telle « finitude » qu'il aborde en 1953 la « question de la technique ». Jusque-là tout le monde, y compris Marx, concevait, sur la base d'un rapport avec la science, la technique universellement, c'est-à-dire d'une manière instrumentale et anthropologique. Sans prétendre nier le moins du monde l'exactitude de cette conception, Heidegger va « chercher le vrai à travers l'exact » en montrant que notre époque est celle où commence à se déployer « l'essence de la technique ». Cette essence – le mot allemand Wesen disant ici autre chose que le simple concept métaphysique de quiddité – n'est, dit Heidegger, rien de technique. L'essence de la technique c'est « la métaphysique poussée jusqu'à son terme » (Essais et Conférences). La technique moderne apparaît comme la dérivation tardive de ce que les Grecs, dès avant Platon bien qu'à leur insu en direction de lui, avaient caractérisé par le nom de τ́εχνη. La techné était pour eux un terme indiquant le « savoir », non le « faire ». Le lien étymologique entre techné et technique est en l'occurrence l'indice d'une filiation plus secrète. C'est à partir de l'apport grec et de lui seul que la technique déploie – d'abord en Occident et non ailleurs, puis par exportation dans le monde entier – sa puissance de métamorphose. Dans le prolongement de l'initiative grecque se produit en Occident cet étrange enchevêtrement de [...]
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Écrit par
- Jean BEAUFRET : philosophe
- Alphonse DE WAELHENS : membre de l'Académie royale de Belgique, membre associé à l'université de Louvain
- Claude ROËLS : professeur de philosophie, traducteur de Heidegger
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