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MASON & DIXON (T. Pynchon)

Il garde jalousement son incognito. On n'a pas vu depuis une éternité la moindre photo de lui. On ne parle que de cela. On en oublierait presque que si Thomas Pynchon est un si illustre inconnu, c'est d'abord parce qu'à vingt-six ans, en 1963, il a publié le livre qui lui a valu sa première bande d'aficionados : V. – un roman à mi-chemin entre Kerouac et Borges, un Sur la route traversé de Sentiers qui bifurquent. C'est ensuite et surtout pour avoir, dix ans plus tard, signé ce qui reste la plus superbe « fiction » américaine de ce dernier demi siècle : L'Arc-en-Ciel de la gravité (1973). Il y avait, dans ce romancero onirique, hanté et haletant, quelque chose des Illuminations de Rimbaud. Et on se demandait ce qui viendrait après.

La question a dû tarauder Pynchon lui-même, car « l'après » a mis longtemps à venir. Il y eut, certes, dans l'intérim, Vineland (1989), post-scriptum à la flambée des années 1960. Tout aficionado de Pynchon a un faible pour ce livre mélancolique, le plus proche du mémoire intime. Mais enfin, ce n'était pas là « le » roman attendu. Au terme d'une longue gestation, dont il garde d'ailleurs quelques traces, ce grand roman paraît aujourd'hui : Mason & Dixon (Seuil, 2001), près de huit cents pages, rendues comme « en français dans le texte » par deux traducteurs dont il faut saluer le travail, Christophe Claro et Brice Matthieussent.

Mason & Dixon. Deux noms propres reliés par un « & », une esperluette à l'ancienne. Il s'agit des deux Anglais que la Couronne expédia en 1763 dans ses colonies d'outre-Atlantique afin d'y tracer la ligne de démarcation qui porterait plus tard leur nom et qui, après avoir séparé la Pennsylvanie du Maryland, allait être virtuellement prolongée jusqu'au Pacifique, consacrant la division du pays selon un axe nord-sud. Un drôle de binôme, rappelant un peu un autre couple fameux, celui formé par don Quichotte le grand maigre et Sancho le ventru. L'un plutôt « aristocrate », l'autre plus « populaire ». L'un plutôt astronome, toujours à sonder le ciel ; l'autre plutôt arpenteur. L'un qui scrute les signes venus de l'au-delà ; l'autre, plus terre à terre, qui suit la pente où va toute chair. De l'un à l'autre, on reconnaît la bifurcation qui était déjà le sujet de V. Sur le terrain, au fil picaresque d'un road movie burlesquement écrit dans une langue emperruquée du xviiie siècle les deux hommes vont découvrir le Nouveau Monde, et, chemin faisant, lentement, se métamorphoser en « Américains ».

On est au siècle des Lumières. Le temps est au désenchantement du monde. Dans la vieille Angleterre, tout ce qui subsistait encore du merveilleux d'antan se voit expulsé, repoussé dans les marges et marches que sont les frontières celtes (l'Écosse des poèmes d'Ossian, 1760), ou condamné à une vie crépusculaire, gothique (Walpole publie Le Château d'Otrante en 1764). Exilés, elfes et korrigans, tout un petit peuple des ombres a commencé sa transmigration outre-Atlantique. L'Amérique est l'ultime royaume magique. Tel un Humboldt du fantasmagorique, Thomas Pynchon dessine l'atlas de ces mirages de l'esprit, élabore un cosmos, tout en arborescences : un récit des Mille et Une Nuits, qui est à la fois une exploration des ailleurs d'outre-frontière et une archéologie du « romanesque » depuis ses origines, ou presque.

Le fantastique – qu'il soit lyrique ou, dans plusieurs épisodes, franchement loufoque – n'habite pas seulement le « là-bas » de l'espace. Il se niche dans les plis et replis du temps. En 1752, l'Angleterre a finalement abandonné le calendrier julien pour le calendrier grégorien (papiste). On a alors sauté onze jours surnuméraires. Où sont-ils ? Et quel autre monde a surgi dans le nôtre à[...]

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Écrit par

  • : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure

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