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MATÉRIALISME

Révolution mécaniste et triomphe de l'hypothèse corpusculaire

Chez Aristote, qui s'oppose aux atomistes, la matière apparaît relativisée ; elle se trouve engagée dans une hiérarchie des matières et des formes, toute instance de réalité se proposant à la fois comme matière de la forme supérieure et forme de la matière inférieure. Alors que l'atome est une matière absolue, la matière d'Aristote évoque plutôt la « matière première » de l'artiste ou de l'artisan, réservoir de possibilités qui pourront être mises en œuvre par une volonté créatrice. Le schéma aristotélicien de l'explication, prépondérant dans la culture scolastique, n'est ni mécaniste ni déterministe, ce qui permet de comprendre qu'il ait été adopté par les maîtres de la pensée chrétienne médiévale.

Le De natura rerum de Lucrèce est retrouvé par l'humaniste italien Poggio Bracciolini en 1417 ; il connaît aussitôt une large diffusion dans les milieux novateurs, qui veulent se libérer de la scolastique et auxquels il fournit une intelligibilité de rechange. Le manuel historique de Diogène Laërce fournit une biographie d'Épicure et quelques documents qui redonnent vie à l'inspiration épicurienne, parallèlement au renouveau du stoïcisme. Il faut souligner que ce renouveau de l'atomisme intervient avant même le développement de la science moderne ; on y trouve un modèle pour une construction spéculative du réel, satisfaisant pour ceux qui veulent se libérer du finalisme outré, et purement verbal, de l'explication aristotélicienne. Il s'agit d'éliminer les qualités occultes, les vertus implicites, les quiddités qui empêchent de comprendre, ou même de soupçonner, ce qui est en question dans le devenir des phénomènes.

La révolution mécaniste, point de départ de la connaissance expérimentale, se situe dans le premier tiers du xviie siècle. Cette conversion épistémologique est illustrée par la grande figure de Galilée (1564-1642) ; la condamnation du savant, en 1633, bien loin de consommer une défaite, consacre l'irrésistible avènement du nouveau savoir, qui triomphera définitivement avec les Philosophiae naturalis principia mathematica de Newton, en 1687. Or cette conjonction de la physique et des mathématiques n'a été possible que grâce à une représentation corpusculaire de la réalité, renouvelée de l'atomisme antique. Sous le monde des apparences sensibles, approximatives sinon illusoires, l'intelligence cherche des points fixes sur lesquels elle puisse fonder ses analyses. L'hypothèse corpusculaire réduit la nature au jeu indéfiniment varié de combinaisons entre des éléments matériels agissant les uns sur les autres en vertu de lois rigoureuses. La réalité physique est conçue comme une vaste combinatoire où la recherche scientifique peut, en spéculant sur des éléments fixes, passer à son gré du complexe au simple et du simple au complexe.

Descartes, dans une page célèbre, dont on trouve l'anticipation chez Galilée, évoque le morceau de cire qui perd tous ses aspects qualitatifs lorsqu'on l'approche du feu. La vérité intrinsèque du morceau de cire, soustraite à l'appréhension des sens, se trouve dans la seule substance matérielle, substrat de toute intelligibilité. Le modèle corpusculaire, commun, à quelques variantes près, à la plupart des philosophies et des savants du xviie et du xviiie siècle, permet l'élimination de toute finalité et la stricte application du déterminisme ; il ouvre à la connaissance scientifique le chemin de la rigueur et de l'économie de pensée. La quantité, le nombre se trouvent promus à la dignité de catégories fondamentales du savoir. L'image de la machine, dont les engrenages transmettent et transforment le mouvement selon des normes définies une fois pour toutes,[...]

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  • : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Strasbourg

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