ÉNARD MATHIAS (1972- )
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L’érudition du roman
Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, prix Goncourt des lycéens en 2010, raconte un épisode probablement fictif de la vie de Michel-Ange, une invitation dans une Constantinople tolérante et européenne par le sultan Bayézid II (Bajazet), pour, après l’échec de Léonard de Vinci, construire un pont sur la Corne d’or. Rythmé, comme son titre, par des alexandrins, ce roman s’interroge sur les ressorts de la création et la lutte entre travail et tentation érotique. Il construit un pont entre l’Orient et l’Occident, mais aussi entre réalité et fiction. D’un roman à l’autre, Énard, aux antipodes des idées reçues sur une littérature française narcissique et intimiste, poursuit une réflexion singulière sur l’altérité et les différentes formes d’engagement et de révolte : Rue des voleurs, en 2012, évoque le voyage d’un jeune Marocain errant en Espagne lors des printemps arabes et du mouvement des indignés.
Boussole, prix Goncourt en 2015, est une autre somme très ambitieuse, mais aussi une rêverie mélancolique et sensuelle, hantée par le suicide, sur un Orient perdu. Lors d’une nuit d’insomnie à Vienne, la mémoire d’un narrateur musicologue dérive et fait revivre des séjours et des rencontres à Istanbul, Alep, Damas, Téhéran. Le récit s’enroule en volutes, détours et digressions, sur le modèle des contes enchâssés des Mille et Une Nuits. Ce n’est pas un soliloque, car il s’adresse à une absente aimée, Sarah, orientaliste. Cette femme puissante, qui a offert la boussole donnant son titre au livre, est le personnage principal ; derrière elle se profilent toutes les femmes d’exception, aventurières, amoureuses ou scientifiques, dont le destin s’est joué en Orient. Au terme d’un énorme travail de documentation, qui sert de tremplin à l’imaginaire, le romancier livre un condensé personnel et savant de ses réflexions sur l’orientalisme, sans en dissimuler la naïveté ni les pulsions de domination. Le roman est aussi une encyclopédie intime du métissage inévitable et raté, d’enchantements en illusions perdues : l'Orient est une fiction inventée par l'Occident. En 2020, dans Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs, c’est le marais poitevin de son enfance qu’il revient scruter à travers le regard d’un étudiant en anthropologie.
Le style de Mathias Énard est souvent décrit comme érudit. Savoir et érotisme s’y conjuguent en un encyclopédisme jubilatoire. Il sème au fil de ses romans une multitude de références littéraires qui sont autant de repères dans la mémoire du narrateur comme du lecteur : « parfois on tombe sur des livres qui nous ressemblent, ils nous ouvrent la poitrine du menton au nombril, nous mettent par terre » (Zone). Sa grande facilité pour l’apprentissage des langues lui permet de comprendre de l’intérieur les cultures qui nourrissent son écriture. Il aime tisser des liens et interroger les frontières, géographiques et culturelles mais aussi intimes. Prenant parfois le risque d’égarer ses lecteurs dans les volutes d’une écriture exigeante et pleine de digressions, il forge de longues phrases migrantes, qui s’appuient sur la mécanique des points-virgules. Au xxie siècle, Énard le sait, le roman peut tout se permettre et tout absorber, mais doit aussi rivaliser avec d’autres médias. Ses romans sont des romans classiques, mais qui utilisent les possibilités ouvertes par les écoles de liberté du siècle passé, de Proust au « nouveau roman ».
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Écrit par
- Christine GENIN : agrégée de lettres, docteure ès lettres, conservatrice à la Bibliothèque nationale de France
Classification
Média
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