MATIÈRE/ESPRIT (notions de base)
Alors que les sagesses orientales étaient toutes « monistes » (du grec monos, « unique »), autrement dit convaincues que le réel se réduisait à une unique dimension, les premières philosophies grecques ont choisi la voie du dualisme, opposant chacune à leur manière la matière à l’esprit, et favorisant tantôt l’un tantôt l’autre de ces deux principes. De la matière à l’esprit, puis de l’esprit à la matière : tel fut le chemin suivi par la philosophie hellénique. Après le règne des « physiciens » d’Ionie (vie-ve siècles av. J.-C.), dont chacun privilégia l’un des quatre éléments (Terre, Eau, Air et Feu) considéré comme moteur du devenir du monde, Platon (env. 428-env. 347 av. J.-C.) élabora la première doctrine idéaliste en supposant un principe intelligible comme cause suprême de tout ce qui nous apparaît. Il revint à son disciple Aristote (env. 385-322 av. J.C.) d'élaborer une synthèse : sans la matière, rien ne pourrait évoluer ; mais sans l’esprit, la matière resterait un magma informe et incompréhensible. Au terme de ce cheminement, les atomistes, dont Épicure (341-270 av. J.-C.) fut le brillant héritier, proposèrent une vision matérialiste, en faisant des atomes les uniques éléments de tout ce qui existe.
Peut-on considérer pour autant que matérialisme et idéalisme soient deux options également rigoureuses entre lesquelles les philosophes seraient sommés de choisir ? On peut logiquement se déclarer idéaliste, voire, à la manière du philosophe anglais George Berkeley (1685-1753), « immatérialiste », c’est-à-dire poser que l’essence de la réalité n’est rien d’autre que le fait qu’elle soit perçue (Esse est percipi, « Être, c’est être perçu »), et qu’il n’est pas possible que les choses « aient une existence quelconque en dehors des esprits ou des choses pensantes qui les perçoivent ». Mais, s’il n’est pas incohérent de supposer que tout est esprit, peut-on symétriquement s’affirmer matérialiste, c’est-à-dire considérer qu’il n’existe rien d’autre que la matière ? Décréter que seule la matière existe, n’est-ce pas émettre une idée, donc déjà se contredire ?
Seul l’esprit peut être cause
Dans son dialoguePhédon, Platon fait raconter à Socrate (env. 470-399 av. J.-C.) les longues années de déception éprouvées en lisant les propos matérialistes des philosophes de son temps : les quatre éléments, quel que soit celui que l’on privilégie, ne sauraient apporter une explication convaincante de la marche de l’Univers. C’est seulement lorsqu’il lut une formule attribuée à Anaxagore (env. 500-428 av. J.-C.) que Socrate ressentit sa première satisfaction intellectuelle : « Au début était le chaos, puis vint le νοῦς [la Raison, l’Esprit] qui mit les choses en ordre. » Socrate, en quelque sorte « réveillé » par l’affirmation d’Anaxagore, voit en celui-ci « l’homme capable de lui enseigner la cause, intelligible à son esprit, de tout ce qui est ».
Si l’on prétend rendre compte de la présence de Socrate en prison, alors qu’il attend de subir le châtiment suprême décidé par le Tribunal athénien, par la position de ses os, la tension de ses muscles ou la disposition de ses organes, on se prive d’éclairer en quoi que ce soit le comportement de celui qui a choisi de respecter le verdit des juges. C’est parce qu’il refuse de s’enfuirque Socrate est assis en prison et dialogue avec ses amis. Seule une explication « spirituelle » rend intelligible la conduite de celui qui ne veut pas achever sa vie par un acte de fuite qui contredirait les valeurs ayant guidé son existence.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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