MATIÈRE/ESPRIT (notions de base)
Matière et énergie
Mais le paysage s’est profondément modifié à la fin du xixe siècle, avec la progressive disparition du mot « matière » du langage de la physique. L’opposition entre un esprit complexe et une matière simple a volé en éclats. On peut suivre Gaston Bachelard (1884-1962) quand il remarque, dans Le Matérialisme rationnel (1953), que « les problèmes envisagés par les sciences de la matière se multiplient actuellement et se diversifient avec une telle rapidité que le matérialisme scientifique [...] est en passe de devenir la philosophie la plus complexe et la plus variable qui soit ». En pénétrant au cœur de la matière, nos physiciens ont insensiblement détruit la notion même de « matière ».
N’est-ce pas parce que le mécanisme classique avait privé la matière de tout dynamisme, principalement en raison du principe d’inertie posé par Galilée et repris par tous ses successeurs, que les philosophes n’avaient eu d’autre choix que de supposer une instance spirituelle extérieure à la matière et de lui attribuer la responsabilité du mouvement ? Jusqu’à la fin du xixe siècle, matière et mouvement (ou si l’on préfère « énergie ») étaient des concepts distincts. Tout change à partir du moment où les scientifiques incorporent le mouvement à l’essence de la matière. De la relativité d’Einstein, établissant l’équivalence de la matière et de l’énergie (E = MC2), aux physiciens quantiques considérant que la réalité est faite d’« ondes de probabilité » qui ne deviennent corpuscules que lorsqu’elles sont interceptées par un appareil de mesure ou par l’organe récepteur d’un observateur vivant, la notion de « matière » a perdu toute consistance.
En s’intéressant de plus près à la nature de la matière, en allant examiner ce que cachent les atomes au plus profond d’eux-mêmes, en pénétrant dans leur cœur ou « noyau » et en étudiant les particules qui le constituent, les physiciens quantiques se sont rendu compte que rien n’est défini tant que nous n’observons pas ce qui pourrait être. Dès lors, à quel moment un assemblage de choses non définies devient-il une chose à part entière dont nous pouvons faire l’expérience ?
Erwin Schrödinger (1887-1961) a imaginé placer dans une même boîte des éléments du monde quantique sous la forme d’un petit échantillon radioactif, qui a la propriété de se désintégrer, avec des éléments du monde macroscopique définis, à savoir un chat vivant avec une petite fiole d’acide cyanhydrique prête à se briser sous l’action d’un marteau qui serait actionné par un dispositif électromécanique, déclenché lui-même par un détecteur de radioactivité. Si le petit échantillon radioactif se désintègre, le marteau brisera la fiole de verre qui libérera ses vapeurs mortelles : le chat périra. Si le petit échantillon ne se désintègre pas, le marteau laissera la fiole intacte : le chat survivra. Sous le couvercle de cette boîte, tant que nous ne l’ouvrons pas, l’état de l’échantillon est indéfini, il est désintégré et ne l’est pas à la fois, le chat est donc vivant et mort à la fois. Ce n’est qu’au moment de notre interaction avec cette boîte que l’état se définira. Ainsi, rien n’est défini tant que nous n’observons pas ce qui pourrait être. Nous sommes comme les créateurs de la matière et des qualités sensibles que nous observons au moment où les « ondes de probabilité » qui existent en dehors de notre esprit interagissent avec nous.
Alors que les physiciens étaient depuis Galilée ceux qui mettaient en mouvement les interrogations métaphysiques concernant les relations de l’esprit et de la matière, ce sont à présent les biologistes qui jouent ce rôle. Les développements des neurosciences et de l’intelligence artificielle questionnent, aujourd’hui plus que jamais, les rapports entre la pensée[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
Classification