MATIÈRE, notion de
Les nouveaux états de la matière
La notion de matière a de plus connu une profonde mutation avec la découverte de l'« antimatière ». La notion d'antimatière renvoie à une symétrie fondamentale des éléments de la nature, susceptibles de prendre deux formes. Seule la prédominance, peut-être accidentelle, de l'une de ces formes dans notre environnement a pu conduire à la considérer comme de la « vraie » matière, l'autre ayant du coup été baptisée « antimatière ». Ainsi, une paire particule-antiparticule dont les charges individuelles se compensent de façon à s'annuler au total, peut se transformer en particules neutres ; par exemple, une paire électron-positon peut disparaître en donnant naissance à quelques photons. Dans la mesure où ces derniers n'ont pas de masse, toute l'énergie du couple initial, y compris sa masse, se retrouve sous forme d'énergie cinétique, ce qui rend le processus fort violent.
Cette transmutation a longtemps été appelée « annihilation de la matière ». Il ne s'agit en fait que d'une transformation de matière en rayonnement – c'est-à-dire en une autre forme de matière, sans masse ! Ce phénomène explique le caractère éphémère de l'antimatière au sein de la matière. Une question reste irrésolue dans la physique contemporaine : si les lois fondamentales qui régissent la matière sont absolument symétriques par « conjugaison » de charge, comment expliquer la prédominance de l'une des formes sur l'autre ? On a pu croire un temps que cette dissymétrie était purement locale et que, dans d'autres régions de l'Univers, notre rare antimatière était la forme normale, rétablissant ainsi la symétrie à grande échelle. On pense plutôt aujourd'hui qu'il existe une très légère dissymétrie de principe, assez difficile cependant à intégrer dans un cadre théorique général.
Le xxe siècle ne s'est pas contenté de découvrir des formes inédites et surprenantes de matérialité aux seuls niveaux micro- ou mégascopiques. Les surprises n'ont pas été moindres en ce qui concerne les modes d'organisation de la matière à notre échelle. La trinité canonique des « états de la matière » – solide, liquide, gazeux – a cédé le terrain à une considérable multiplicité. Entre l'ordre atomique régulier (cristallin) des solides et le désordre des liquides, s'intercalent des états d'ordre partiel (les oxymoriques « cristaux liquides »). Les états amorphes, quant à eux, ne se limitent plus aux fluides familiers puisqu'ils comprennent les verres. Et les liquides peuvent révéler à très basse température des phénomènes typiquement quantiques et néanmoins macroscopiques (superfluidité) fort éloignés de notre idée commune de la liquidité. Ces nouveaux états de la matière donnent lieu d'ores et déjà à un considérable développement de nos pratiques techniques, et se transforment rapidement en matériaux. À côté de ces nouveaux états, des formes plus traditionnelles de la matière macroscopique font l'objet d'un intense redéploiement d'intérêt, que traduit la vogue du vocable de « matière molle ». La structure des agglomérats granulaires (tas de sable), les phénomènes de cohésion (colles, frittés), les structures mixtes (céramiques, plastiques armés) donnent ainsi lieu à des travaux théoriques inédits et à de fécondes applications. Cet enrichissement de notre répertoire des comportements de la matière macroscopique emporte sans doute une mutation profonde et encore inaccomplie de la notion même de matérialité.
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Écrit par
- Jean-Marc LÉVY-LEBLOND : professeur émérite à l'université de Nice
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