- 1. L'hétérogène et l'homogène ou l'abstraction de la matière
- 2. La question des limites
- 3. Substance et apparence ; la transsubstantiation
- 4. Inertie et attraction ; les aventures de la quantification
- 5. Formes et forces ; la géométrie de l'invisible
- 6. L'idéalisation de l'espace cristallin ; un détour heuristique vers les structures moléculaires
- 7. De l'observation des molécules à la description de l'insaisissable ultime
- 8. Bibliographie
MATIÈRE
Substance et apparence ; la transsubstantiation
La fameuse motion « sauver les phénomènes », qui prescrit de découvrir sous la confusion des apparences quelque ordre intelligible, et invite à désigner sous la diversité du sensible des instances explicatives en ce qu'elles perdurent, cette motion stigmatise, depuis l'Antiquité, les exigences théoriques des physiologues, puis celles des physiciens. Or il nous faut souligner ici la tournure singulière que prit cette exigence entre le xie et le xviie siècle, sur le sujet de la transsubstantiation, alors que l' Eucharistie fut prétexte et motif d'un renversement radical de la difficulté de concevoir, dans sa permanence, l'objet d'une physique.
Le dogme énonçait que par le mystère de la consécration le Corps christique s'est substitué aux espèces et qu'il occupe la place du pain et du vin, dont les qualités sensibles demeurent, en apparence, intactes. La question de la connaissance du monde physique, savoir celle du rapport entre qualités sensibles évanescentes et substance rémanente, se trouvait posée, derechef, à cela près que les philosophes avaient à aborder une situation que définissait une persistance des apparences connexe d'une substitution de substances. Un embarras insidieux en résulta dans la formulation des thèmes fondateurs d'une physique qui se donne pour tâche de rendre raison des phénomènes sensibles, en posant l'existence d'une réalité matérielle qui les excède et d'où on les puisse déduire. Or la virginité du mystère eût été préservée des controverses des philosophes si les clercs n'y avaient contribué, oublieux de l'avertissement de Lanfranc, pour qui l'Eucharistie est « un mystère qui ne peut être sainement examiné » – quand bien même saint Augustin avoue personnellement que, « si la foi n'est pas pensée, elle n'est rien » (De praedestinatione sanctorum). Or, à en croire Pietro Redondi, la tentative d'appréhender le Mystère et d'y appliquer l'intelligence ébranle une dispute que conclut mal le procès de Galilée. Considérable par ses « effets de connaissance », cette dispute, entée sur des matières de dogme, a renforcé, au terme de détours inattendus, l'étude de la matière et sa quantification. Les conceptions héritées de l'Antiquité en firent enfin les frais. Compte tenu des avancées ultérieures de la physique, les changements les plus significatifs tournèrent à l'abandon des classements selon les qualités, au profit de critères quantitatifs d'extension et de nombre, qui autorisèrent la représentation abstraite des propriétés mécaniques.
Cette entreprise dialectique comportait le risque ultime de réintroduire, avec les atomes, l'instance du vide. Or, si la matière, en elle-même, relevait de l'ordre de la quantité, alors les qualités sensibles n'étaient plus séparables de leur « substrat » ; le remplacement du pain et du vin par le corps du Christ, ou bien passait de réalité en « symbole », ou bien devait être pris pour une « consubstantiation » et non pour une « transsubstantiation » ; et, en tout état de cause, le voisinage des nécessités de la raison avec les mystères de la foi appelait à de périlleuses subtilités, que les dogmatiques exigeaient d'incliner à la gloire de l'Église.
Le réalisme métaphysique allait fournir le socle sur lequel fonder la prééminence de la foi sur la philosophie. En bref, la substance affermie en réalité, les « apparences » devaient être distinguées. Cette position devait être soigneusement ajustée ; elle mettait en cause l'ontologie traditionnelle. Pour qui s'en tient à Aristote (Physique, I. ii), « rien d'autre n'est séparable que la substance, car tout a pour sujet d'attribution la substance » ; il n'existe pas, dans la nature,[...]
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Écrit par
- Jacques GUILLERME : chargé de recherche au C.N.R.S.
- Hélène VÉRIN : docteur ès lettres, chargée de recherche au C.N.R.S.
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