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MATIÈRE

Formes et forces ; la géométrie de l'invisible

Parmi les thèses qui s'inscrivent dans le sillage newtonien, deux méritent d'être citées ici, qui sont quasi contemporaines et radicalisent, toutes deux, l'usage du calcul dans des vues de représentation théorique de l'imperceptible. La première, celle du père Rudjer Boscovich, un jésuite croate, est exprimée dans sa Theoria philosophiae naturalis de 1763. Il suppose la matière universellement composée de « points séparés, parfaitement indivisibles, non étendus » ; faute d'impression externe, chacun d'entre eux – ils sont tous identiques – a une détermination inhérente soit à demeurer au repos, soit à décrire un mouvement rectiligne uniforme. Cette propriété serait analogue à l'inertie newtonienne, si Boscovich ne déniait la relation classique de l'inertie à la masse. Les points matériels de Boscovich ont virtuellement une densité infinie ; la masse d'un corps est le nombre des points qui contribuent à sa forme ; en outre, assez paradoxalement, Boscovich pose en axiome que deux points ne peuvent occuper la même place (quoiqu'ils soient de dimensions nulles) ; si bien qu'entre deux points, si petite que soit leur distance, d'autres points peuvent être indéfiniment insérés sans nulle contiguïté. Le système de Boscovich, qui n'admet pas une divisibilité de l'élémentaire, admet, en revanche, une surcomposition indéfinie de points matériels qui se détermine par les attractions (positives ou négatives) des points matériels dans leurs voisinages respectifs, variant d'intensité selon leurs distances, selon une allure oscillatoire amortie. L'une des conséquences les plus singulières de la théorie de Boscovich est de prétendre à l'imperceptibilité des dilatations ou des contractions du monde sensible, lorsque varient les forces travaillant dans l'univers des points matériels. De là l'auteur conclut à une impossibilité radicale de connaître et de fixer des distances absolues. Cette condition vaut d'être citée ici en ce qu'elle contribue, de quelque manière, à coefficienter l'« immatérialisme » de Berkeley, tout en rendant manifeste le caractère premier de la théorie de Boscovich, qui est d'un système de relations mathématiques.

Une posture contemporaine, en apparence plus empirique, est illustrée par Buffon ; elle vise également à inférer la matérialité invisible, à partir de présupposés logico-mathématiques. Dans la Seconde Vue de la nature, qui paraît en 1765, Buffon envisage et discute les effets de la figurabilité sur les attractions. Dans les corps célestes, prétend-il, « la figure [...] ne fait rien ou presque rien à la loi de l'action des uns sur les autres, parce que la distance est très grande ». Mais, en revanche, dans ses vues, la figure « fait [...] presque tout lorsque la distance est très petite ou nulle » ; ayant imaginé des astres qui fussent non des globes, mais des « cylindres très étendus » et assez proches, et inféré que la « loi de [leur] action réciproque paraîtrait fort différente », il en vient à conclure que, « dès que la figure entre comme élément dans la distance, la loi [d'attraction] paraît varier, quoiqu'au fond elle soit toujours la même ». Cette supposition porte loin ; elle s'étaye sur la constance des lois de la nature pour en inférer la méthode de son dévoilement. « D'après ce principe, l'esprit humain peut [...] pénétrer plus avant dans le sein de la nature », puisqu'il suffira, fût-ce à grand-peine, « par des expériences réitérées », de formuler la « loi d'attraction d'une substance particulière » pour en « trouver par le calcul la figure de ses parties constituantes », selon la part que prend la forme des molécules constitutives dans la distribution des forces attractives. Sans[...]

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Max von Laue - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

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