MATISSE ET PICASSO (Yve-Alain Bois)
L'ouvrage d'Yve-Alain Bois (coll. Beaux Livres, Flammarion, Paris, 1999) sur les rapports entre Matisse et Picasso, essentiellement consacré à la période 1920-1954 (date de la mort de Matisse), frappe d'emblée par sa densité. La richesse et la précision documentaire, historique, biographique, analytique, de l'ouvrage tissent une trame extrêmement serrée et complexe où il est impossible d'isoler le récit de la théorie. Sur un plan analytique, l'auteur se livre à une gymnastique qui réclame la participation active du lecteur. Il nous faudra non seulement prendre en compte, mais surtout déjouer les pièges du dialogue bienveillant ou agressif qu'échangent les deux protagonistes, interroger leur silence, multiplier les modalités de confrontation entre les œuvres sur les bases d'analogies ou de disjonctions de sujet ou de forme, de leur contemporanéité ou de leur décalage temporel, pour aboutir à une lecture véritablement dynamique de l'échange entre les deux peintres.
Au-delà de son sujet, c'est aussi l'observation d'un modèle théorique, de ses limites, et du rapport triangulaire qui s'instaure entre ce modèle, les artistes et Yve-Alain Bois, qui fait l'intérêt de l'ouvrage. Sur ce point, peut-être faut-il comprendre l'attachement de l'auteur à la question même des rapports comme un indice de l'influence de l'art – celui de Matisse, par exemple – sur ses propres motivations. Pour Matisse, en effet, seuls les rapports comptaient : entre l'objet et l'observateur, entre l'art et la réalité... Or la particularité typographique du titre de l'ouvrage, « Matisse et Picasso », est manifeste : ce sont bien les termes d'une liaison qui intéressent l'auteur, les modalités d'un rapport qu'il s'agit, en partie, de libérer de l'alternative Matisse ou Picasso.
Matisse disait ressentir un « progrès » dans le détachement « de plus en plus évident du soutien du modèle » dont la présence n'était plus informative mais émotive comme une « sorte de flirt, écrivait-il, qui finit par aboutir à un viol. De qui ? De moi-même, d'un certain attendrissement devant l'objet sympathique » (Écrits et propos sur l'art, 1942). Ainsi, ce qui importe c'est de se faire violence – le rapport à l'autre engageant, d'abord, un rapport à soi-même. L'enjeu de la relation entre les deux peintres et, au-delà, l'intérêt de l'étudier, résiderait peut-être dans le dévoilement de cette logique perverse.
Pour y parvenir, Yve-Alain Bois part du modèle théorique du jeu d'échecs : « D'abord, écrit-il, à n'importe quel moment d'une partie, la configuration des pièces sur l'échiquier est le résultat de coups antérieurs dans cette partie. Ensuite, un joueur, particulièrement un champion, peut toujours en appeler à sa mémoire pour se référer aux coups portés par d'autres joueurs [...]. En d'autres termes le modèle des échecs [...] nous aide à comprendre comment le présent peut réactiver le passé, et donne un tour dynamique aux réactions différées. » En somme, l'ensemble des liens entre les deux œuvres pourrait reposer, pour reprendre les termes de Paul Klee, sur une conception expressionniste de l'écart entre « réception » et « restitution productive ». Sur ce tempo fluctuant, l'auteur met en scène un véritable « combat des chefs », pour lequel les scènes de l'art et du livre se transforment en véritable « ring » – l'articulation des chapitres en quatre « actes » principaux (actes parfois divisés en « rounds ») ayant pour effet de dramatiser l'action. Dans ce cadre, l'anticipation des « coups » à venir apparaît nécessairement comme l'un des principes stratégiques dominant.[...]
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Écrit par
- Hervé VANEL : professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université de Brown, Rhode Island (États-Unis)
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