BARRÈS MAURICE (1862-1923)
Le « chant profond »
Mais la doctrine politique de Barrès n'est pas l'essentiel ; ou du moins, pour comprendre pleinement cette doctrine, il faut la situer dans l'ensemble de son œuvre : il ne faut oublier ni Du sang, de la volupté et de la mort, ni Amori et dolori sacrum, ni Le Greco, ou le Secret de Tolède, ni La Colline inspirée, ni surtout les quatorze volumes des Cahiers où l'on découvre un Barrès incertain et vulnérable, rendant hommage à ses adversaires et critiquant parfois avec rudesse ses amis politiques, un Barrès hanté par la mort, sensible au mystère de la foi (cf. notamment les pages sur l'angoisse de Pascal dans le tome VII des Cahiers). Le manuscrit auquel travaillait Barrès dans les derniers jours de sa vie était intitulé Le Mystère en pleine lumière.
Si on ne regarde que la doctrine, on est tenté d'affirmer que le nationalisme de Barrès est très peu original et foncièrement conservateur, mais s'il est vrai que le nationalisme de Barrès est, avec ses limites très apparentes, celui d'une époque et celui d'une société rurale, repliée sur elle-même, rebelle aux transformations économiques et aux mutations sociales, c'est aussi un choix singulièrement plus profond que celui d'un parti.
Rien de plus traditionnel que le thème de « la terre et les morts », mais ce thème apparemment banal a pour Barrès une signification intime et profonde. La terre est la terre lorraine, la terre d'une province déchirée, la terre dans laquelle s'enracinent les arbres et les hommes (cf. Les Déracinés, sept jeunes Lorrains qui quittent leur province natale pour se fixer à Paris ; et l'amour de Barrès pour les arbres, symbole de continuité, d'immobilité, d'ordre naturel). De même, le sentiment de la mort emplit toute l'œuvre de Barrès : « La Mort de Venise », Du Sang, de la volupté et de la mort, l'inscription dans la cathédrale de Tolède : Hic jacet pulvis, cinis et nihil (poussière, cendre et néant), la mort de sa mère, de son ami Stanislas de Guaita, de son neveu Charles Demange, les morts de la guerre et ceux du cimetière de Charmes, et cette petite phrase : « Sur la campagne, en toutes saisons, pour moi s'élève le chant des morts. »
Les œuvres politiques et les œuvres littéraires de Barrès s'éclairent les unes par les autres et il est possible sans trop d'artifice de recenser dans ses écrits un certain nombre de thèmes ambivalents et essentiels : la fidélité au passé (« Qu'est-ce que j'aime dans le passé ? Sa tristesse, son silence et surtout sa fixité »), l'appel aux forces profondes (« L'intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes ! »), l'exaltation de l'énergie, qu'il s'agisse des énergies personnelles ou de l'énergie nationale. D'autres thèmes essentiels sont le sentiment de l'honneur, dont Barrès a magnifiquement parlé à propos de Chateaubriand (« Dans cette âme dégoûtée jusqu'au nihilisme, l'honneur se dresse solitaire comme un château dans la lande bretonne »), et « une certaine fierté inquiète », pour reprendre l'expression dont se sert au début de ses Mémoires de guerre le plus barrésien sans doute des écrivains français contemporains. Peut-être faut-il voir enfin dans le sens de la terre et de l'enracinement la fidélité à un paysage. Tout homme a un paysage intérieur, qu'il se plaît à évoquer ou qu'il s'est créé. Sans doute y a-t-il deux paysages chez Barrès : un paysage de jardin exotique et luxuriant, jardin de Bérénice ou jardin sur l'Oronte, et un paysage dépouillé comme celui de la colline de Sion-Vaudémont, un paysage « solide, orgueilleux, entier ».
Il y a ainsi chez Barrès une constante attirance de ces deux paysages, un dialogue constant entre une âme masculine[...]
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Écrit par
- Jean TOUCHARD : secrétaire général de la Fondation nationale des sciences politiques, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris
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