CHAPPAZ MAURICE (1916-2009)
Maurice Chappaz naît à Lausanne dans une famille de bourgeois et de notaires valaisans solidement paysans ; cette ascendance à la fois l'encombre et l'envoûte. Entre l'ordre de l'action sur les choses et celui de l'enchantement où la vie se rêve, il y aura toujours, dans l'ensemble d'une œuvre qui s'étend sur près de trois quarts de siècle (Un homme qui vivait couché sur un banc, 1939 ; La Pipe qui prie & fume, 2008), une tension inapaisée qui saura donner corps de langue et de poésie aux contradictions de l'homme moderne pris entre technique et nostalgie, nature et artifice.
La formation de Chappaz doit beaucoup à la vigueur intellectuelle et sensible de l'enseignement des chanoines augustins de Saint-Maurice (1928-1937) ; s'y dessine une vocation nourrie de murmures bibliques mais aussi d'ouverture aux pensées les plus contemporaines. L'écriture devient exigence et engagement, par quoi opposer au monde moderne l'attention à la personne, à l'anonymat, la rencontre, à l'abstraction des vies industrielles, la description de la chair du monde. Pour faire pièce à cette ascendance personnelle comme à celle de la technique, les premiers textes (Les Grandes Journées de printemps, 1944 ; Verdures de la nuit, 1945) choisissent tout d'abord la prose de l'errance et le lyrisme de l'éloge : « Ce don du rapt », écrivait Gustave Roud en 1945 à propos de Verdures de la nuit, « de l'univers sensible [...] saisi dans sa ressemblance à la fois immédiate et profonde et restitué par des mots de musique et de chair, apparente Chappaz à de grands poètes comme Ramuz et Claudel ». Mais la méditation devient très vite, après la guerre, à la fois nostalgique et critique : le Testament du Haut-Rhône (1953), qui valut à son auteur le prix Rambert, est comme le tombeau d'une paysannerie qui s'efface (« J'ai délaissé, au milieu d'une vallée, une demeure qui était comme un tronc de vieux miel. L'esprit des sapins l'ensauvage. Des mendiants passent le porche où tremblent des fumées. Où donc est notre héritage ? »), tandis que le Chant de la Grande-Dixence (1965) décrit dans une distance fascinée la puissance de la technique : « Oh ! cette progression ininterrompue de l'empire (grand ennui, grand commerce de viande bouchère)... ».
En 1947, Maurice Chappaz épouse l'écrivain Corinna Bille ; l'errance s'achève et se rêve – il faut concilier les nécessités de la vie et l'absolu de la vocation poétique donnant voix à un pays qui s'ignore. Les œuvres sont aussi variées que fécondes, du primesaut acéré du portraitiste (Portrait des Valaisans, 1965 ; Le Match Valais-Judée, 1968) à un lyrisme tantôt très intense et intérieur (Office des morts, 1966 ; Tendres campagnes, 1966), tantôt caressant et rempli de bruissements (Le Valais au gosier de grive, 1960), tantôt encore pamphlétaire et polémique (Les Maquereaux des cimes blanches, 1976) – une veine qu'illustrent de très nombreux articles en faveur de l'environnement, qui seront aussi peu compris par les écologistes que par leurs adversaires, en raison de l'ampleur de la pensée de Chappaz sur les bouleversements techniques de l'époque moderne. À cet aspect toujours présent de son œuvre, Chappaz adjoint à partir de la mort de son épouse (1979) une réflexion de plus en plus éperdue sur la disparition, celle des paysages tout autant que des êtres (Le Livre de C, 1987 ; La Veillée des Vikings, 1990 ; La mort s'est posée comme un oiseau, 1993), interrogeant ce qui, de la vie, demeure et tient, au-delà des manquements à la fois personnels et sociétaux (Évangile selon Judas, 2001 ; La Pipe qui prie & fume, 2008).
On peut se demander pourquoi un écrivain lu en Suisse romande comme l'âme et le prophète d'un pays et du temps[...]
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Écrit par
- Christophe CARRAUD
: directeur de la revue et des éditions
Conférence , professeur en classes préparatoires
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