LÉVY-LEBOYER MAURICE (1920-2014)
« Monumental. » L’adjectif qu’avait retenu en 1966 l’historien américain Shepard B. Clough pour rendre compte, dans The Journal of EconomicHistory, du premier grand livre de Maurice Lévy-Leboyer pourrait s’appliquer à l’œuvre entière d’un auteur qui, pendant plus d’un demi-siècle, a été l’un des porte-drapeaux de l’histoire économique française.
Au cours de sa carrière, Maurice Lévy-Leboyer a apporté son expertise aussi bien à Fernand Braudel et Ernest Labrousse pour leur somme sur L’Histoire économique et sociale de la France qu’au pionnier américain de l’histoire des entreprises, Alfred D. Chandler. Il a dirigé avec le grand spécialiste de l’industrialisation Paul Bairoch un volume sur les disparités de développement économique depuis la Révolution industrielle et reconstitué, avec l’économiste François Bourguignon, le modèle d’évolution de l’économie française au xixe siècle.
L’œuvre de l’auteur est à l’image de l’homme. Né à Ribeauvillé (Haut-Rhin) le 10 juin 1924, Maurice Lévy-Leboyer, issu de la bourgeoisie juive alsacienne, subit pendant la Seconde Guerre mondiale les persécutions antisémites du régime de Vichy et s’engage dans la Résistance. Il est membre du réseau Alliance, spécialisé dans le renseignement. Il contribue à faire passer un groupe d’enfants juifs en Suisse et participe, en 1944, aux combats pour la libération de la Haute-Savoie. Il maintiendra toute sa vie cette vigueur et ce souci de lucidité face aux évolutions du monde, participant encore, nonagénaire, à des débats publics sur les effets planétaires de la crise de 2008 et les voies ouvertes pour les résorber.
Après avoir entrepris des études d’histoire, Maurice Lévy-Leboyer se réoriente au lendemain de la guerre vers l’économie et parfait sa formation à Harvard et à la London School of Economics. La force de son approche en histoire économique, domaine souvent tiraillé entre les deux disciplines qui se le partagent, est d’avoir su combiner celles-ci également. D’un côté, il fonde ses ouvrages sur des séries statistiques qui renseignent sur tous les domaines de l’activité économique, production industrielle, mais aussi consommation, transports, commerce international, Maurice Lévy-Leboyer s’étant même essayé aux modèles de simulation « contrefactuels » qui permettent de tester l’effet spécifique d’un événement sur la marche de l’économie (la guerre de 1870 contre la Prusse et les indemnités conséquentes ; le niveau des tarifs douaniers). De l’autre, l’historien, marié à la psychologue du travail Claude Lévy-Leboyer, « humanise » les processus économiques en montrant en quoi ils dépendent du lobby des groupes de pression, de la tutelle des corps de l’État, du recrutement et des stratégies du patronat. Maurice Lévy-Leboyer savait à la fois restituer le poids des contraintes qui pesaient sur les acteurs économiques, et évaluer l’efficacité de leurs choix. Son autre marque de fabrique était de conjuguer des analyses macro-économiques avec des analyses sectorielles qui touchaient aussi bien l’industrie que la finance, les services et l’agriculture, ce qui faisait de lui, entre autres, un pionnier de l’histoire des entreprises. Bien avant que la question des échelles d’analyse ne s’installe au cœur de la réflexion historique, Maurice Lévy-Leboyer, enfin, pratiquait avec bonheur des recherches qui portaient simultanément sur les niveaux régional, national et transnational.
Le « fulgurant Lévy-Leboyer, capable de prendre une série de chiffres et d’en tirer des analyses scintillantes et des conclusions novatrices, ennemi du confort des idées reçues et pionnier du comparatisme » (Hubert Bonin) a également tenu une place centrale dans le monde de la recherche, en fondant à Nanterre le Centre d’étude des croissances, qui participa à la création de l’un des principaux laboratoires[...]
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Écrit par
- Paul-André ROSENTAL : professeur des Universités, Sciences Po, Paris
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