MERLEAU-PONTY MAURICE (1908-1961)
Le sujet, l'être et l'histoire
Expérience de l'être-là et « sentir »
Un tel primat de l'inspiration phénoménologique dans l'œuvre de Merleau-Ponty ne veut point dire que celui-ci ne prenne vis-à-vis de Husserl aucune distance. Il s'en faut même de beaucoup puisqu'on ne trouve chez lui ni le moi transcendantal, auquel il reproche de rendre le philosophe et la philosophie oublieux de leurs origines, ni le célèbre « spectateur impartial », qui métamorphose indûment le phénoménologue en un pur regard désincarné, tourné vers la saisie des essences. Merleau-Ponty adhérera donc absolument au remaniement que la notion d'intentionnalité subit dans l'œuvre de Heidegger, lorsque, cessant d'être appliquée à la seule conscience, elle va devenir souci et désigner l'être même de l' être-au-monde. Cela comporte, entre autres conséquences, celle de l'inhérence radicale du cogito à une facticité dont il est et a « toujours-déjà-été » inséparable, absolument. Bien plus, l'être-au-monde, substitué à la conscience, se trouve désormais investi d'une compréhension implicite de l'être, en laquelle consiste ultimement l'humanité de l'expérience, et dont cet être-au-monde est le porteur originaire. Cela revient donc à destituer définitivement la pensée théorique du monopole, voire du primat, de cette compréhension. Il est vrai que chez Merleau-Ponty ces thèses n'aboutiront jamais au rejet pur et simple de la notion de sujet. C'est ce maintien du sujet, dont le statut sera pourtant profondément remanié lorsqu'on le compare à celui du sujet de l'ère classique, qui va porter Merleau-Ponty à une minutieuse analyse intentionnelle de la corporéité et, plus tard, de la chair ; analyse dont Heidegger s'est toujours largement dispensé.
Pour Heidegger, du moins à l'époque de L'Être et le Temps, l'inhérence de l'être-là ( Dasein) au monde est telle qu'il faut décrire cet être-là comme présence immédiate à un monde ouvré, cet ouvrage fût-il celui de la main, du langage au sens strict ou de l'art.
Si Merleau-Ponty a fait siennes ces thèses, elles ne l'ont pas détourné de réfléchir sur la nécessité, coextensive à l'expérience de l'être-là, de ce moment originel et original que l'on nomme sentir (et auquel, pour sa part, Husserl, encore que sur un autre plan, ne cessa jamais d'être attentif). Il reconnaît dans le sentir le point même où l'existence s'insère dans le réel, et dont la relative passivité fait équilibre au mouvement essentiellement actif de la transcendance. À cet égard, l'étude des travaux de Kurt Goldstein et de son école joua un rôle capital.
Sur un autre point, pourtant, mais de grande conséquence, Merleau-Ponty s'écarte de Goldstein. Alors que celui-ci s'est toujours franchement opposé à Freud, rejetant toute conception de l' inconscient autre que purement fonctionnelle, Merleau-Ponty, lui, souhaite expressément rejoindre « les acquisitions les plus durables de la psychanalyse ». Certes, il n'est pas sûr qu'il ait mesuré d'emblée l'exacte portée de celles-ci. Il écrit en effet : « La sexualité n'est donc pas un cycle autonome. Elle est liée à tout l'être connaissant et agissant, les trois secteurs du comportement manifestent une seule structure typique, elles sont dans un rapport d'expression réciproque. » Or le fait que l'inconscient ait un sens, qu'il soit structuré comme un langage, qu'il y ait des relations entre la connaissance, l'action et la sexualité (et notamment des relations de sublimation), tout cela ne conduit nullement à affirmer – et certainement pas dans la perspective psychanalytique – que ces trois termes sont unis au sein d'une structure unique, ni non plus qu'il n'y aurait entre eux qu'« un rapport d'expression ». Merleau-Ponty[...]
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Écrit par
- Alphonse DE WAELHENS : membre de l'Académie royale de Belgique, membre associé à l'université de Louvain
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