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STIRNER MAX (1806-1856)

L'unicité

Une fois extrait de la gangue des idoles, des fantômes, des idées fixes qui le rendaient méconnaissable, le Moi découvre son unicité. N'étant plus réglé, dirigé, mécanisé, gouverné par l'Esprit et les innombrables formes politiques, sociales et idéologiques qui en dérivent, il retrouve son entière et pleine disponibilité. Cette reconnaissance de sa souveraineté ne le contraint aucunement à errer dans un univers vide, atome parmi les atomes que rien ne lie ni ne rapproche. C'est lorsqu'il était soumis à l'arbitraire des puissances prétendues supérieures, vivant dans un état de scission d'avec lui-même, qu'il lui était impossible de parvenir à un rapport direct avec autrui ; pour établir celui-ci, il fallait passer par l'intermédiaire de certains critères et principes imposés du dehors. Ayant pris connaissance de son unicité, le Moi retrouve sa totalité ; il redevient une unité vivante où, dans une tension dialectique constante, le créateur affronte ses créatures, c'est-à-dire ceux qui sont issus de sa volonté créatrice.

La transmutation égoïste des rapports interhumains se trouve résumée dans l'exhortation suivante de Stirner : « Sur le seuil de notre époque n'est pas gravée cette inscription apollinienne : Connais-toi toi-même, mais cette inscription : Fais-toi valoir toi-même. C'est au nom de la loi absolue de l'Esprit : « Connais-toi toi-même » que Hegel avait exigé que l'Esprit parvînt à la libre conscience de soi. » Vouloir se connaître soi-même, c'est se juger au nom d'un principe universel, c'est se jauger à une norme abstraite, c'est s'absorber dans une généralité qui rend désormais impossible toute approche de soi-même et, par voie de conséquence, des autres. « Se faire valoir », en revanche, c'est faire appel aux virtualités créatrices du Moi, c'est permettre au Moi d'édifier un univers où il rencontre les autres dans une totale indépendance.

« L'opposition ultime, celle de l'Unique contre l'Unique, précise Stirner, dépasse au fond ce qu'on appelle opposition, sans pour cela retomber dans l'« unité » et l'union. En tant qu'Unique, tu n'as plus rien de commun avec l'autre, et, par là même, plus rien qui sépare ou oppose ; tu ne t'adresses pas à un tiers pour avoir raison contre lui et tu ne te trouves plus avec lui ni dans la « légalité » ni dans une autre notion commune. L'opposition disparaît dans la séparation ou l'unicité absolue. Celle-ci, il est vrai, pourrait être considérée comme une nouvelle communauté ou une nouvelle égalité, mais l'égalité consiste précisément dans l'inégalité et n'est elle-même rien que de l'inégalité ; une inégalité égale qui n'existe, il est vrai, que pour celui qui établit une comparaison. »

Le débat entre Marx et Stirner, et, par voie de conséquence, entre le socialisme scientifique et l'anarchisme individualiste gravite autour des rapports réciproques de la conscience et de l'être. Selon la formule célèbre de Marx, la conscience est incapable de déterminer l'être. Aux yeux de l'auteur du Capital, la glorification par Stirner de la conscience souveraine provient d'une double inaptitude à saisir le monde concret ; Stirner représenterait, d'une part, l'idéologue pur qui n'a jamais quitté l'univers factice de la philosophie hégélienne, d'autre part, le petit-bourgeois, victime de la vie allemande étriquée, sans ouverture sur les révolutions économiques qui se produisent en France et en Angleterre, condamné ainsi à accepter les illusions de sa classe, sans possibilité d'en entrevoir la base empirique.

Mais Stirner ne doit-il pas être regardé avant tout comme un moraliste ? Ce qui lui importe,[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite à l'université de Paris-X-Nanterre

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