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MAXIMES, PENSÉES, CARACTÈRES ET ANECDOTES, Chamfort Fiche de lecture

Un pessimisme radical

Tout au long de son recueil, Chamfort accumule les traits et les pointes satiriques. Il se présente comme un écrivain en rupture, qui refuse d'être l'amuseur déconsidéré d'un public et d'une société qu'il méprise. Il se veut juge, comme Jean-Jacques Rousseau. Classés selon leurs thèmes, il est impossible de distinguer les maximes, les pensées, les caractères et les anecdotes. Chez Chamfort, on trouve même un refus de la maxime au sens traditionnel, qu'il estime « l'ouvrage des gens d'esprit qui ont travaillé [...] à l'usage des esprits médiocres et paresseux », et à laquelle il reproche de permettre au lecteur de généraliser trop vite. Il convient donc de considérer cet ensemble comme des notes rédigées au fil de la plume sur la décadence telle qu'elle se trouve saisie à travers les comportements, les croyances et les échanges de la vie sociale. Cohabitent observation des symptômes et énoncé du diagnostic.

L'idée de corruption obsède Chamfort. Elle tient aux préjugés et aux superstitions qui imprègnent toute société. Dès lors, pour lui, « il est impossible de vivre sans jouer de temps en temps la comédie ». C'est dire que, si Chamfort emprunte aux hommes des Lumières leur mise à distance critique, son constat n'est pas le leur. Au fond, là encore, il est plus proche de La Bruyère que de Voltaire. Des Caractères, il a retenu le sens du portrait ridicule réduit à l'essentiel, ce besoin aigu de montrer sous le masque social le néant de l'individu, et l'hypocrisie des mécanismes sociaux.

Autant que d'un idéal trahi, la critique chez Chamfort prend son sens à partir d'un pessimisme profond qui touche aussi bien l'homme que l'histoire, le devenir, le temps qui passe, l'absence de mémoire. En ce sens, elle se place tout entière sous le signe de la déperdition. À défaut d'histoire, on ne recueille que des anecdotes, des témoignages de l'échange mondain d'une société frivole. Il n'y a plus d'hommes, il n'y a que des caractères, sortes de personnages que modèle et défait le jeu social. Il n'y a pas non plus d'œuvre, mais des fragments, livrés au hasard de l'observation ou du jeu de la pensée. Les textes regroupés dans les sections « Maximes générales » représentent pourtant un effort pour atteindre un jugement apparemment universel. La maxime y devient la forme moderne de la sentence antique et traduit une volonté d'effacement du temps qui passe. Elle devrait être le marbre où une écriture pérenne devient enfin possible. Mais rien ne résiste au doute, à la mise en question, à l'absence de mémoire de l'homme contemporain. Rien n'échappe à cette autre corruption, que sont l'oubli et la mort : ni l'art, ni les hiérarchies sociales, ni les aristocraties reconnues, trompeuses et mesquines.

Il n'en faut pas moins vivre. L'optimisme militant des Lumières s'est révélé vain, même si le philosophe reste dans les Maximes une figure honorée. Pareillement, les espoirs mis dans la Révolution ont été trahis. La solitude que Chamfort a choisie, à bien juger, n'est qu'une dérobade. Au bout de cette pensée, il reste un humanisme lucide, ou la tentation de la mort. On comprend que, dans l'Europe de 1945, transformée en champ de ruines et hantée par les massacres, cette leçon de morale stoïque, sans illusion sur l'homme et le monde, ait fasciné Albert Camus, au point de le pousser à préfacer les Maximes et pensées.

— Jean Marie GOULEMOT

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Écrit par

  • : professeur émérite de l'université de Tours, Institut universitaire de France

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