Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

MAXIMES, François de La Rochefoucauld Fiche de lecture

Article modifié le

La maxime, ou l'espace du désenchantement

Pessimistes assurément, comptables mélancoliques de la perte des idéaux aristocratiques, ces textes « en petits morceaux » témoignent de la crise aiguë que connaît le « moi » héroïque de la première partie du xviie siècle, dès lors que « le nom de la vertu sert à l'intérêt aussi utilement que les vices » (maxime 187). Les maximes ont ceci de particulier qu'elle sont closes sur elles-mêmes – elles font sens –, exhibées entre deux blancs typographiques – qui laissent une place pour la réflexion du lecteur ou la conversation de ceux qui la lisent en groupe –, et reliées en recueil. Il revient au lecteur de constater l'enchaînement et de percevoir le discours sous-jacent. Données comme admirables, parce que brillantes, elles sont là pour fasciner autant que pour enseigner ; ostensiblement isolées, comme leur auteur, leur propos secret est aussi de décevoir, autrement dit de représenter la vanité du monde et du texte qu'elles composent. L'idée est de viser la clarté, la condensation, la précision dans l'analyse des mœurs ou des âmes, de manière à déboucher sur une morale marquée par une pointe qui s'écarte du jeu baroque. Cette pointe finale, ce concetto, devient désenchanté pour dénoncer le passage du commerce des esprits, noble, charitable, profond, gratuit, au commerce tout court, intéressé, particulier et finalement bourgeois. Quelque chose s'est perdu à jamais, et l'emploi constant des formes négatives en témoigne. L'homme ne s'appartient plus. Pris pratiquement dans la Chute, le voici soumis au monde, à ses humeurs, à l'intérêt.

On n'a cessé, depuis leur publication, de réfléchir sur le but ultime de ces Maximes. Sont-elles une préparation à la lecture des Évangiles ? Une réflexion janséniste sur la Chute et l'impossibilité pour l'homme de connaître le chemin du salut ? La Rochefoucauld ne conclut pas à la nécessité de la Rédemption. Il se contente de constater avec brio la misère de l'homme, sa vanité irrémédiable fondée sur une terrible, mais parfaite, réalisation de l'amour-propre. Dès le xviie siècle, les lecteurs s'inquiéteront que cette suite de formules si classiques puisse mener au libertinage philosophique, en constatant que la misère de l'homme est réellement sans Dieu. Et ils auront en partie raison. Il reste que la Rochefoucauld semble viser non point l'écriture d'une métaphysique ou d'une philosophie, mais celle d'une morale, via la littérature, c'est-à-dire via la complexité et le paradoxe : « Les hommes et les affaires ont leur point de perspective. Il y en a qu'il faut voir de près pour bien juger, et d'autres dont on ne juge jamais si bien que quand on s'en éloigne » (maxime 104). Sans recourir à une démonstration positive, l'auteur rend compte d'une éthique « honnête », distante, déçue, et surtout inquiète. La discontinuité, la fragmentation, propres aux maximes, font de ce texte ouvert, un ouvrage destiné à la réappropriation : il s'agit en effet, au fil de la lecture, elle-même par essence discontinue, d'y construire du sens. Là est sûrement sa modernité qu'ont su voir Nietzsche ou Lacan, et qui nous fascine à notre tour.

— Christian BIET

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre

Classification

Média

François de La Rochefoucauld - crédits : Charles Ciccione/ Gamma-Rapho/ Getty Images

François de La Rochefoucauld

Autres références

  • LA ROCHEFOUCAULD FRANÇOIS DE (1613-1680)

    • Écrit par
    • 1 414 mots
    • 1 média

    L'œuvre du moraliste français François, duc de La Rochefoucauld, est née tout entière de sa carrière d'aristocrate conspirateur et homme du monde. Il conspira en effet et se battit de vingt-cinq à quarante ans, puis vécut paisiblement dans la retraite ou dans le monde jusqu'à sa mort, à Paris où il...

  • FRANÇAISE LITTÉRATURE, XVIIe s.

    • Écrit par
    • 7 270 mots
    • 3 médias
    ...eana, recueil des dits de Boileau), l’écriture moraliste de forme brève est illustrée, au xviie siècle par les trois massifs que forment : les Maximes de La Rochefoucauld, centrées sur une anthropologie de l’amour-propre, c’est-à-dire l’amour de soi-même, auquel sont rapportées toutes les pensées...