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MĀYĀ

Notion particulière et difficile à cerner avec précision, dont fait grand usage la littérature philosophique de l'Inde traditionnelle et notamment celle qui relève du Vedānta. Le mot māyā est ancien puisqu'il apparaît déjà dans les hymnes du Rig-Veda, partie la plus archaïque du Veda lui-même (tout au début du ~ IIe millénaire). Il s'applique alors à des « puissances » magiques qui assistent certains dieux, à commencer par Varuna, dans leur tâche de gardiens de l'Ordre cosmique (ṛta). À cette époque déjà, le terme, lorsqu'il est employé au singulier, tend à désigner une sorte de déesse qui est la compagne de Varuna — sa shakti (śakti) — et qui représente son « pouvoir » de frapper de stupeur les ennemis du Dharma (autre nom du ṛta) afin de permettre aux « soldats du Bien » de les anéantir. À partir de là, māyā en vient à prendre le sens d'« illusion cosmique », qui apparaît dans les Upanishads, mais surtout avec la nuance d'image, d'allégorie ou de référence à une mythologie supposée connue de tous.

C'est le bouddhisme, sans doute, qui a le premier utilisé systématiquement le mot māyā pour indiquer que la prétendue réalité des phénomènes est une pure illusion, puisque les choses sont « vides d'être », étant dépourvues de tout substrat métaphysique (c'est la doctrine de la vacuité). Le brahmanisme, au contraire, tient que l'existence est vraie, puisqu'elle est une « manifestation » de l'Essence : derrière le voile phénoménal, l'homme peut connaître (grâce à l'ātman qui habite en lui et lui donne sa réalité) le Principe suprême et infini (l'Absolu, le brahman). Ainsi s'explique qu'entre les théologiens se soient élevées des discussions compliquées : le monde de l'existence peut être tenu pour illusoire dans la mesure où seul l'ātman-brahman « est » ; il y a donc une dialectique du brahman et de la māyā. Choisir l'un, c'est rejeter l'autre. Aussi les tenants du Vedānta le plus exigeant (celui de Shankara, par exemple) professent-ils que l'homme doit « renoncer au monde » (devenir un samnyāsin, un « renonçant ») s'il veut « réaliser en lui » l'ātman-brahman et donc être sauvé (le salut étant une sortie du monde de l'existence).

D'autres, cependant, rejettent ces conclusions : l'univers est réel puisqu'il « manifeste » le brahman (lequel est la Réalité même). La Māyā, dans cette perspective, redevient la Déesse « prestigieuse » qui déploie la beauté scintillante et multiple des choses. Rāmānuja, par exemple, un autre grand maître du Vedānta, enseigne que c'est par la dévotion au Seigneur que l'homme sera sauvé, car le premier de ses devoirs est de rendre grâce pour la beauté du monde à la Bonté qui l'a créée gratuitement. Il appartient à l'homme toutefois de savoir reconnaître dans la Nature la manifestation du Dieu créateur, lui-même première hypostase du brahman.

Le Sāmkhya, quant à lui, bâtit tout son système sur cette dialectique de la Māyā (qu'il nomme prakriti, « nature ») et du brahman (qu'il nomme purusha). La Nature, selon le texte de base de ce darshana (« point de vue »), est comme une danseuse qui crée sans cesse de la beauté en mouvant son corps pour le seul plaisir du spectateur immobile (le purusha-brahman). Bien entendu, chacune des figures qui apparaissent ainsi est fugace, mais elle est vraie au moment où elle est produite : l'illusion (la puissance de la Māyā) tiendrait à ce qu'on la croit éternelle alors qu'elle est déjà passée au moment où le spectateur la perçoit. Le salut, pour l'homme, est donc de prendre conscience (par le Yoga) de cette situation, de reconnaître la pérennité de la Nature par-delà ses transformations et de s'identifier au purusha[...]

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Écrit par

  • : docteur ès lettres, professeur à l'université de Lyon-III

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