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MÉMOIRE COLLECTIVE

Querelles de mémoires

Fin de la guerre d’Algérie, 1962 - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

Fin de la guerre d’Algérie, 1962

L'approche sociologique des mémoires collectives conduit à étudier les rapports, éventuellement conflictuels, de ces expressions et récits mémoriels au sein des sociétés multiculturelles. Au lendemain d'une guerre, par exemple, les groupes engagés dans les affrontements sont portés à interpréter les faits et leurs actions dans un sens favorable à leur cause, et à dénoncer les comportements des groupes adverses. Ainsi, en France, les accords d'Évian qui, en mars 1962, marquèrent la fin de la guerre d'Algérie, ne provoquèrent aucunement la fin des ressentiments, des colères et des accusations. Les « pieds-noirs », c'est-à-dire les Français, Espagnols, Italiens, qui étaient, pour beaucoup, établis en Algérie depuis plusieurs générations, durent quitter leurs biens et leur terre qu'ils considéraient comme leur propriété familiale. Beaucoup en conçurent une hostilité violente contre les gouvernements français, coupables, à leurs yeux, de les avoir trahis. Pour les Algériens, à côté de la majorité victorieuse, certains furent victimes de règlements de compte et en ressentirent une forte humiliation ; ce fut le cas des supplétifs de l'armée française, Algériens qui avaient intégré l'armée et qui se trouvèrent menacés dans leur existence au lendemain des accords de paix. Le retour à la paix laissait en présence plusieurs mémoires collectives différentes et essentiellement incompatibles. Et, de même, pendant et après les guerres de libération postcoloniale, l'opinion publique fut pressée de choisir entre deux mémoires de la colonisation, l'une qui en soulignait les aspects « positifs » et la version opposée qui en rappelait les inégalités et les violences.

Bien d'autres exemples peuvent être cités de ces conflits particuliers dont les contenus et les enjeux sont bien les mémoires collectives propres à des groupes institués (partis ou associations politiques) ou latents (communautés religieuses ou ethniques...). On sait que ces querelles de mémoires suscitent des émotions vives, donnent lieu à des expressions abondantes et à des prises de position virulentes, alors que les recherches scientifiques sur les mêmes sujets, dont on attend des jugements distanciés visant seulement à rétablir la vérité des faits, soulèvent peu les passions publiques. L'expression « guerre des mémoires » qui évoque métaphoriquement la violence extrême est une allusion à cette intensité émotionnelle qui accompagne les affrontements des mémoires collectives.

Deux raisons complémentaires peuvent expliquer l'intensité singulière de ces querelles. La première tient aux contenus même de ces mémoires qui sont composées non d'un savoir construit par des recherches savantes, mais de souvenirs heureux ou malheureux, d'expériences vécues, d'humiliations subies ou de fiertés conquises. Ceux qui se remémorent une guerre ont en mémoire les souffrances ressenties et celles de leurs proches. Et tous ceux qui ont, de quelque façon, partagé ces affects continuent à se sentir solidaires de ceux qui ont participé aux mêmes luttes.

Mais si ces conflits symboliques ont une dimension affective, ils ont aussi des significations et des conséquences politiques. Ils participent à la construction des identités, au système de représentation du « nous » et des « eux » ; ils interviennent dans les débats concernant les enseignements de l'histoire, ils influencent les productions et les politiques culturelles. Leur analyse et leur restitution imposent au sociologue un travail particulier, plus qualitatif que quantitatif, sollicitant la psychohistoire, une attention critique aux récits de vie et aux témoignages privés.

— Pierre ANSART

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Écrit par

  • : professeur émérite, université de Paris-VII-Denis-Diderot

Classification

Média

Fin de la guerre d’Algérie, 1962 - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

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