MÉMOIRE DE FILLE (A. Ernaux) Fiche de lecture
L’entreprise d’écrire d’Annie Ernaux a commencé il y a plus de quarante ans. Paru en 2011, Écrire la vie rassemblait, des Armoires vides (1974) aux Années (2008), l’essentiel d’une œuvre dont le territoire est « la vie telle que le temps et l’Histoire ne cessent de la changer, la détruire et la renouveler ». L’autobiographie permet ici d’accéder à une vérité sensible, circulant d’une voix à l’autre, qu’elle soit sociale ou parentale. Elle devient le récit d’« une traversée périlleuse jusqu’au port de l’écriture ».
Dans les extraits de son journal publiés dans Écrire la vie, l’écrivain souligne comment la relecture en 2007 du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir fut l’occasion de ressaisir la fille de 1959 qu’elle avait été : « J’avais grandi sans honte sociale, sans honte sexuelle, l’une et l’autre me sont tombées dessus. La deuxième l’été 58. » Telle est la double aliénation où l’auteur puise tout ce qu’elle écrit, comme si les années 1958-1960 l’avaient rendue « écrivain » et plutôt à l’aveugle, avant que l’épreuve enfin comprise appartienne définitivement au passé, à travers Mémoire de fille (2016).
La prisonnière
Depuis bien longtemps, Annie Ernaux projetait d’écrire « 58 », un texte sans cesse différé. Avec ce livre, elle a le sentiment d’avoir « libéré » la fille de 1958, prisonnière depuis plus de cinquante ans d’une colonie de vacances – une bâtisse moyenâgeuse dans l’Orne. La jeune fille de dix-huit ans – brillante élève et différente de son milieu populaire – y a fait l’expérience de la communauté des moniteurs de vacances d’enfants, au cours de l’été 1958. Elle songe à l’amour – Emma Bovary en herbe –, rêve de rencontrer ceux qu’elle croit être ses semblables, en échappant pour la première fois à la vigilance maternelle. Enfant choyée dont l’univers se limite au petit commerce d’alimentation-mercerie-café de ses parents et au pensionnat catholique Saint-Michel d’Yvetot en Normandie, elle est submergée par la réalité des autres et surtout de l’Autre, appelé H. dans le récit. L’amant d’un soir emportera tout sur son passage, réduisant le cœur et le corps de la jeune fille à un « moi » indistinct, livré à la boulimie et l’aménorrhée jusqu’en 1960.
La candidate au baccalauréat de 1959, lorsqu’elle découvre Le Deuxième Sexe, prend conscience de sa conduite de l’été précédent à la colonie de S., où elle s’est vue agir en objet sexuel, non en sujet libre, manipulée par le réel, asservie au bon vouloir puis au rejet de l’amant, humiliée sous le regard des autres moniteurs. Mémoire de fille s’emploie sociologiquement à définir le terrain – social, familial et sexuel –, le désir et l’orgueil d’Annie Duchesne, celui de toute jeune fille.
Après avoir voulu longtemps ne plus écrire sur son désir, sa folie, ses ignorances sociales, sa fierté, Annie Ernaux – ex-Annie Duchesne, mariée bourgeoisement à Rouen en 1964 – conçoit ce projet d’écriture comme un « dépliage de sa vie » apte à lui donner sens au-dessus du temps et de la mémoire. C’est alors seulement qu’elle peut dire « elle est moi, je suis elle ». Même si les deux entités distinctes sont une seule personne, le récit ne saurait fondre les deux sujets de 1958 et de 2014 en un seul « je » : l’écriture dissocie la première de la seconde, l’auteur regardant son autre elle-même posant sur une photographie ancienne, ou retournant sur les lieux géographiques du souvenir.
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Écrit par
- Véronique HOTTE : critique de théâtre
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