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MÉMOIRE DE FILLE (A. Ernaux) Fiche de lecture

L’expérience de la douleur

Le « colletage » avec le réel – travail sur la mémoire, captation des états successifs d’une conscience disparue – n’a de sens que s’il dénonce les impostures, met au jour les jugements hâtifs des jeunes moniteurs de la colonie. La fille de 1958 croyait à un rêve – connaître l’acte d’amour avec quelqu’un qu’on aime et qui vous aime. Mais en obéissant sans résistance à un amant peu attentionné, elle ne fait que se soumettre « à une loi indiscutable universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre il lui aurait bien fallu subir ». Comme l’écrit Marguerite Duras dans Les Yeux verts, les femmes sont toutes instruites de la douleur : l’épreuve, pour elles, n’est pas comparable à celle des hommes qui la rejettent et la transposent dans le combat, le discours, la cruauté. Or, l’auteur d’aujourd’hui n’en pense pas moins en même temps à tous les jeunes soldats du contingent partis loin de chez eux, ce même été 1958, à destination de l’Algérie. Revenus mutiques, eux aussi ont été déniaisés, mais cette fois par la guerre : « Ils ne savaient pas si ce qu’ils avaient fait était bien ou mal, s’ils devaient en éprouver de la fierté ou de la honte. »

Quant au mépris des garçons et des filles peu charitables à l’égard d’Annie D. cet été-là, il ne fait que condamner celle qui, naïvement, s’est crue libre. La victime n’a pu lutter contre l’image insultante – l’injure « putain » – qui lui a été adressée, une erreur d’appréciation et une inadéquation du regard. Cette mémoire durablement blessante est d’abord celle de la honte. L’humiliation plonge dans un temps immémorial : « Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui jeter la pierre. »

La glaciation intérieure, résultat de l’oubli méprisant de H. que la jeune fille croyait aimer, aura duré deux ans. Annie D. abandonne le projet d’accomplir de longues études, se contentant d’entrer à l’École normale d’institutrices, comme si elle acquiesçait à sa place sociale originelle. Le choix, entre culpabilité et dégoût, n’est pas le bon : l’apprentie institutrice quittera un enseignement inapproprié pour lui préférer, à la rentrée suivante, des études de lettres à l’université de Rouen. La blessure intérieure des années 1958-1960 s’achève sur la réappropriation de soi et l’envie d’écrire.

L’écriture d’Annie Ernaux s’efforce d’atteindre l’extrême intensité de la réalité, travaillant à éclaircir ce qu’elle appelle « l’opacité du présent » – une réalité brute perçue comme une irréalité des années plus tard –, soit une lutte littéraire contre la sensation étrange de ne pas être au monde ou de s’y comporter sans cesse en porte-à-faux.

— Véronique HOTTE

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