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MÉMOIRE (histoire)

La mémoire contre l'histoire

L'ouvrage collectif Les Lieux de mémoire (1984-1992), conçu par Pierre Nora, est guidé par la pensée de Maurice Halbwachs. Le concept même de lieu de mémoire comme support réel (un monument, une localité), temporel (un anniversaire) ou immatériel (un symbole, un usage, une institution) d'un aspect du passé commun dans lequel les Français se retrouvent prolonge l'idée d'Halbwachs selon laquelle notre mémoire a besoin de repères spatiaux qui nous rattachent aux autres pour retrouver le passé. Cette collection d'analyses des remaniements successifs des traits emblématiques du passé de la France par le travail de la mémoire collective a séduit parfois pour son air d'album de famille. Son succès traduit peut-être un désir narcissique de retrouver un passé dont on se sent héritier avec son parfum de souvenirs, alors que la longue introduction de Pierre Nora à l'ouvrage soulignait de façon très nette la dimension critique de sa démarche. On peut se demander si cette démarche critique ne nous conduit pas encore au-delà de ce qu'elle annonce. Pierre Nora présente son ouvrage comme un préalable à une histoire de France qui aurait pour but de déchiffrer le palimpseste des interprétations successives de ce passé suscitées par les besoins politiques et sociaux de chaque époque. Mais existe-t-il un passé vrai à retrouver sous ses réécritures successives ? Jacques Le Goff a comparé l'entreprise de Pierre Nora à celle de Proust dont le narrateur décrit le milieu qu'il a fréquenté et sur lequel il se propose d'écrire un roman. Mais, à la fin d'À la recherche du temps perdu, on se rend compte que le roman que le narrateur est sur le point d'écrire, c'est celui qu'on vient de lire. Les Lieux de mémoire ne seraient donc pas les prolégomènes à une histoire de France mais la seule manière d'écrire l'histoire critique de la France.

On ne peut s'interroger sur le rôle de la mémoire dans le travail de l'histoire sans réfléchir à l'histoire de la mémoire, comme Jacques Le Goff l'a énoncé dans son essai Histoire et Mémoire (1988). Henry Rousso a souligné dans Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours (1987) que le développement de l'historiographie sur cette période controversée de l'histoire récente a suivi étroitement l'évolution de ce que voulait savoir la société française ou plutôt de ce qu'elle préférait oublier. Une nation est faite de mémoire et d'oubli disait déjà Renan. Au moment où un sentiment de culpabilité à l'égard du passé est en train d'envahir la vision commune de l'histoire et d'imposer un devoir de mémoire, il est bon de rappeler que la mémoire collective est faite aussi d'oubli. L'oubli est la loi de la vie, mais non de l'historien, qui doit utiliser au contraire les blancs de la mémoire collective pour renouveler son interrogation du passé.

— André BURGUIÈRE

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

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