MÉMOIRES D'UN CHASSEUR, Ivan S. Tourguéniev Fiche de lecture
Ivan Serguéïévitch Tourguéniev (1818-1883) n'est qu'un jeune poète apprécié des connaisseurs lorsque paraît, en 1847, dans un numéro historique de la revue Le Contemporain – historique car c'est le premier qui paraît depuis la mort de son fondateur, Pouchkine, en 1837 –, un récit en prose Le Putois et Kalinytch, avec pour sous-titre Mémoires d'un chasseur (ajouté par l'un des rédacteurs de la revue). Le succès est immédiat et considérable. Il encourage Tourguéniev à écrire d'autres récits de la même veine, publiés pour la plupart dans Le Contemporain (dix-sept récits en 1847-1848, quatre en 1850-1851), quatre autres récits de beaucoup postérieurs (dans les années 1870, donc après l'abolition du servage en 1861) s'ajoutant pour constituer l'édition définitive en 1874. À ce cycle de nouvelles il faut ajouter de multiples brouillons et esquisses, abandonnés pour des raisons d'ordre littéraire (le souci de garder une unité de ton) ou par prudence vis-à-vis de la censure.
On s'explique facilement l'accueil du grand public. Le réveil de la conscience nationale depuis un demi-siècle, l'évolution de la littérature (c'est l'époque du réalisme philanthropique), la faveur que connaissent alors en Europe les thèmes de la campagne et des paysans, enfin la terrible question du servage, dont l'abolition est pour Tourguéniev une « cause sacrée », tout cela contribuait à faire des Mémoires d'un chasseur une œuvre propre à toucher la sensibilité et à provoquer les réflexions.
Mais ce succès est d'abord un effet de l'art. Propriétaire terrien et chasseur, bon connaisseur de la question du servage, Tourguéniev prend de la distance vis-à-vis de son objet : littéralement (la plupart des récits ont été écrits lors de séjours en Occident) mais aussi en tant qu'artiste : pour mieux lutter contre « l'ennemi » qu'est le servage, dit-il, en fait surtout pour trouver un ton nouveau, et recréer poétiquement une réalité complexe.
Nouvelles agraires
Le premier récit, Le Putois et Kalinytch, illustre bien l'art de Tourguéniev. Il oppose deux portraits de paysans : le Putois, « esprit positif, pratique, rationaliste » est le père respecté d'une nombreuse famille ; il gère adroitement ses affaires, s'est affranchi de son maître, se montre curieux de récits sur la vie occidentale, qu'il juge en toute indépendance ; l'autre, Kalinytch, est plus intuitif, proche de la nature et des bêtes, un peu sorcier, idéaliste et tirant le diable par la queue. Mais, des deux moujiks amis, l'un n'est pas moins russe que l'autre.
Rien de moins systématique que les descriptions de Tourguéniev. Derrière chaque détail transparaît la variété des situations, selon le statut juridique, le terroir, la personnalité du maître, que le serf subit autrement que le paysan attaché à la terre ou celui qui paie redevance. Le tableau est sombre. Que de destins brisés ! Telle cette femme de chambre dévouée, renvoyée au village parce qu'elle a eu « l'ingratitude » d'avoir un amoureux (Iermolaï et la Meunière). Maîtres oisifs aux lubies extravagantes (Le Bureau), régisseurs fripons et exploiteurs, garde-chasse contraint de persécuter ses semblables (Le Loup-garou) : aucun n'échappe aux méfaits du servage. Parmi les intendants, les petits propriétaires, se dévoile aussi un long cortège de douleurs secrètes.
De ce tableau, pourtant, se dégage une impression de vie et d'harmonie. Grâce, d'abord, à la présence de la nature, dont Tourguéniev a aussitôt été consacré le grand peintre. On a admiré – et copié – la subtile souplesse de sa prose, la richesse discrète des images, sa science du rythme et des sonorités. De cet univers poétique le peuple participe : en s'intégrant dans un paysage dont il sait sentir et exprimer[...]
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Écrit par
- Jean BONAMOUR : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Média