MÉMOIRES DE DEUX JEUNES MARIÉES (Honoré de Balzac) Fiche de lecture
« Une cantate à deux voix » (Jean Rousset)
Atypique dans l’œuvre de Balzac par sa forme, le livre ne l’est nullement par son sujet. Depuis Physiologie du mariage (1829), le romancier n’a cessé et ne cessera d’étudier cette institution, qui concentre les deux grands thèmes de La Comédie humaine : l’amour et l’argent. Régi par le code Napoléon, qui place les femmes sous la tutelle de leur père puis de leur mari, le mariage joue en effet, à travers les questions de titre, de dot et d’héritage, un rôle capital dans la circulation des personnes et des biens au sein de la noblesse et de la bourgeoisie du xixe siècle. Seule alternative au couvent, il détermine ici concrètement la vie de Renée et de Louise.
Dans ce jeu cynique et complexe où la famille apparaît comme le centre stratégique d’enjeux à la fois financiers et sociaux, l’amour est censé ne pas avoir sa place, ou uniquement à titre d’obstacle, d’élément incongru, d’où la charge hautement romanesque du choc des deux univers. Il serait néanmoins trop rapide de faire de Louise sa seule représentante. Le récit illustre en réalité deux conceptions de l’amour, aussi anciennes que le discours amoureux lui-même : eroscontrephilia. Ainsi, tout en obéissant aux codes de la société et à l’injonction paternelle, Renée n’en défend pas moins une certaine forme d’amour, cette « amitié » (philia) qui la lie, et de plus en plus au fil du temps, à son mari. Inversement, la passion (eros) de Louise n’est pas exempte de sous-entendus sociaux, et sa quête d’un amour idéal fait bon ménage avec son goût du luxe et de la mondanité.
On le voit, les positions sont donc moins figées qu’il n’y paraît. Le récit semble, il est vrai, dessiner deux trajectoires inverses, une chute et une ascension, et mener à une moralité. Louise, éprise d’absolu, emportée dans la frénésie de la vie parisienne et de ses amours romanesques, finira par déchoir socialement et par mourir de jalousie, comme dans un mélodrame. Renée, brave mère de famille engluée dans la vie de province et la médiocrité d’un mariage avec un homme laid et insignifiant, aimera finalement son époux d’un amour sincère et le poussera vers une ascension spectaculaire. Il serait pourtant imprudent de faire de Balzac le défenseur du mariage de raison. Moins moraliste qu’observateur et défenseur du monde féminin, l’écrivain montre une Renée et une Louise cherchant avant tout à se faire actrices de leur destin, à l’intérieur et contre la société patriarcale qui prétend les asservir, notamment dans leur rapport aux hommes, chacune à sa façon : l’une avec éclat et assurance (« Il est mon esclave », lettre XVI), l’autre de manière moins directe mais tout aussi efficace (« Mon mariage ne sera pas une servitude, mais un commandement perpétuel », lettre XIII).
Au-delà de sa dimension argumentative, ce roman épistolaire offre un double portrait de femmes, peint du point de vue des modèles eux-mêmes. Balzac se fait l’anatomiste d’une amitié profonde, mais où, sous les protestations sincères d’affection pointent parfois l’envie, l’amertume et les reproches, autant que la tentation de vivre par procuration l’existence de l’autre. Il reste que cet intérêt et cette empathie pour la condition féminine se manifestent à travers la solidarité qui, par-delà leurs différences, unit les deux personnages : « Entre nous deux, écrit Renée, qui a tort, qui a raison ? Peut-être avons-nous également tort et raison toutes deux, et peut-être la société nous vend-elle fort cher nos dentelles, nos titres et nos enfants ! » (lettre XVIII)
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
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