MÉMOIRES DE NOS PÈRES et LETTRES D'IWO JIMA (C. Eastwood)
À compter du 19 février 1945, une bataille de trente-quatre jours opposa dans l'île d'Iwo Jima trois divisions de marines à des soldats japonais cinq fois moins nombreux. Les deux parties en présence savaient que l'île, située à quelque 1 200 kilomètres au sud de Tōkyō, constituerait la base idéale pour des raids de bombardement au cœur du territoire japonais, et les pertes furent énormes. Clint Eastwood a réalisé deux films qui s'inspirent de cet événement. L'un (Mémoires de nos pères, 2006) s'intéresse aux tribulations de la poignée de G.I's, immortalisés par le photographe de guerre Joe Rosenthal, qui hissèrent la bannière étoilée sur l'île ; l'autre (Lettres d'Iwo Jima, 2007) aborde les inquiétudes et la défaite des Japonais, essentiellement par l'entremise de deux personnages aux extrêmes de la hiérarchie militaire.
Les deux œuvres ont la particularité d'éviter tout recours aux stéréotypes idéologiques du film de guerre. On n'y trouvera donc ni accès de patriotisme, ni déclinaisons à bon marché des thématiques existentialistes ou nihilistes. Le diptyque d'Iwo Jima ne propose pas de héros modèles, il s'abstient de célébrer la fidélité à un credo dont on connaît l'absurdité mais auquel on s'attache parce qu'on l'a choisi. Il ne réaffirme pas davantage que le « cœur des ténèbres » est le cœur de l'homme et qu'il n'y a rien à faire pour empêcher l'horreur de triompher. En lieu et place de ces clichés, il réfléchit à la façon qu'a l'être humain de conceptualiser le monde qui l'entoure et d'établir des relations avec ses semblables, amis ou ennemis.
La partie américaine ressemble à une étude de « psychologie du sens commun » (folk psychology). Elle montre combien le public, pour comprendre la guerre, a besoin de figures clés, simples et facilement combinables. À ses yeux, loin du front, le drapeau qui flotte signe la victoire, et les soldats qui l'ont hissé sont forcément les premiers à être arrivés au sommet de la colline à prendre, et donc forcément des héros. À partir de là, le film s'ingénie à montrer une autre réalité, gouvernée par le hasard et dont le sens est à construire. Mais notre faculté de juger reste limitée. « D'une façon ou d'une autre, dira l'ancien marine, nous devons trouver un sens à ce qui se passe pendant la guerre. Et pour ça il nous faut une vérité facile à comprendre et très peu de mots. » Une critique des médias ne peut que s'ensuivre, qui pointe leur goût des « petites phrases » et des « photos choc ». Il est vrai qu la fameuse photo prise par Joe Rosenthal de la bannière étoilée sur le mont Suribachi, qui symbolisa la prise d'Iwo Jima, a de grandes qualités plastiques ; mais, comme toutes les images, elle montre sans rien expliquer. « Tout le monde a vu ce foutu drapeau et s'est fait sa propre histoire », diagnostiquera le vieillard – sans amertume, car les soldats eux-mêmes n'ont pas de façon de penser différente.
Afin d'éviter le piège qu'il dénonce, Clint Eastwood s'interdit d'apporter sa propre contribution à la construction de monuments glorifiant des individus hors du commun. Au lieu d'isoler un ou deux personnages d'exception qu'auraient interprété des comédiens célèbres, il a fait jouer des inconnus par des inconnus. Le diptyque s'ouvre d'ailleurs dans le noir, avec la voix mal assurée d'un jeune homme qui chante pour se donner du courage. Ce jeune homme, c'est lui, c'est vous, semble dire le film. À ce stade d'intimité, les grands idéaux n'ont aucun pouvoir, et l'on se raccroche d'abord à ses proches, qu'il s'agisse des parents laissés au pays ou des camarades de régiment.[...]
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Écrit par
- Laurent JULLIER : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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