MENSONGE ROMANTIQUE ET VÉRITÉ ROMANESQUE, René Girard Fiche de lecture
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Mensonge romantique et vérité romanesque, publié en 1961 aux éditions Grasset, est le premier livre de René Girard (1923-2015). Formé à l’histoire – à l’École des chartes –, puis amené à enseigner la littérature aux États-Unis, où il accomplira toute sa carrière, l’auteur, expose dans cet essai son concept de « désir mimétique », qu’il approfondira et élargira par la suite (notamment dans La Violence et le sacré, 1972 ; Le Bouc émissaire, 1982 ; Des choses cachées depuis la fondation du monde, 1983), jusqu’à en faire le socle d’une théorie anthropologique générale.
Le désir triangulaire
Composé de douze chapitres, le livre porte principalement sur les œuvres de cinq romanciers : Cervantès, Stendhal, Proust, Dostoïevski et, dans une moindre mesure, Flaubert. Tous sont convoqués dès le premier chapitre, qui fait office d’introduction. Girard y pose les bases de ce qu’il nomme d’abord « désir selon l’autre », puis « désir triangulaire ». Ce que l’on observe chez ces auteurs, observe-t-il, c’est que, contrairement à ce que nous pensons généralement, le désir d’un sujet vers un objet, quel qu’il soit, n’est jamais spontané et direct. Au contraire, il passe toujours par un tiers, un médiateur qui, d’une certaine manière, fonde ou au moins oriente ce désir – davantage, au fond, que l’objet lui-même –, soit en désirant lui-même cet objet, soit en le possédant.
René Girard opère ensuite une distinction capitale, en fonction de la distance qui sépare le sujet désirant du médiateur, entre « médiation externe » et « médiation interne ». Dans le premier cas, cette distance – qu’elle soit spatiale, temporelle, sociale… – est assez grande pour que tous deux ne puissent pas désirer le même objet. Le médiateur fait alors fonction de modèle auquel il s’agit, consciemment ou non, de s’identifier – ainsi de Napoléon pour Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir. Dans le second cas, la distance se réduit, et le modèle, sans nécessairement cesser de l’être, se transforme en rival – c’est le cas de Veltchaninov pour Pavlotlich dans L’Éternel Mari (Dostoïevski) –, suscitant la jalousie et la haine du sujet désirant, mais aussi son occultation de cette médiation, qui devient dès lors inconsciente. La personne (ou le personnage) qui est convaincue de désirer l’objet par elle-même et pour lui-même vit dans l’illusion. Girard propose de désigner comme « romantique » cet aveuglement. Il fait du roman le lieu et l’instrument de son dévoilement, par exemple en décrivant ces puissants ressorts romanesques que sont la vanité chez Stendhal ou le snobisme chez Proust.
Les chapitres suivants détaillent cette mécanique, selon un passage graduel de la médiation externe à la médiation interne, autrement dit un rapprochement progressif du sujet désirant et du médiateur. D’une part, l’identification à ce dernier et la dépossession « volontaire » de son propre désir qu’elle suppose témoignent chez le héros de roman d’un processus d’autodévalorisation – « Le désir selon l’Autre est toujours le désir d’être un autre » – et d’une incapacité à assurer sa propre autonomie. D’autre part, plus le médiateur se rapproche du sujet désirant, plus le désir est intense, au détriment de la valeur concrète de l’objet lui-même. Cette sacralisation de l’objet est à la mesure de la déception qui suit sa conquête, d’où la tentation masochiste de faire porter son désir sur des objets impossibles à posséder.
Il y a, affirme Girard, une véritable contagion du désir triangulaire, qui s’amplifie, là encore, dans la médiation interne, au point que le médiateur se met lui-même à imiter le désir qu’il suscite. On peut observer alors un échange infini des rôles où chacun est susceptible de se muer en sujet désirant et (ou) en médiateur. De cette « médiation double ou réciproque » découle une imitation généralisée, une forme de guerre de tous contre tous. La passion romantique elle-même n’est autre que « la guerre implacable que se font deux vanités rivales ». Il existe pour le sujet désirant plusieurs moyens de se préserver de cette contagion et d’éviter la multiplication des rivaux, comme la dissimulation du désir, jusqu’à pratiquer une forme d’ascèse, qui peut prendre la forme du dandysme ou d’une indifférence affectée. Le personnage de Stavroguine dans Les Démons en serait la parfaite représentation. Mais, en définitive, le véritable salutne peut venir, comme le montrent les conclusions des romans étudiés, que du renoncement au désir, souvent à travers la mort même du héros, qui marque aussi le moment de son dessillement.
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Autres références
-
GIRARD RENÉ (1923-2015)
- Écrit par Pierre PACHET
- 2 538 mots
- 1 média
DansMensonge romantique et vérité romanesque, René Girard part de la façon dont le don Quichotte de Cervantès se donne comme modèle le chevalier romanesque Amadis de Gaule, « médiateur du désir » (ce terme est chez lui d'origine hégélienne plutôt que freudienne). De là, il passe à l'analyse de...
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