MÈRE ET FILS (A. Sokourov)
Dans Le Temps scellé, évoquant les « génies » du cinéma, Andrei Tarkovski plaçait Alexandre Sokourov aux côtés de Jean Vigo, Robert Bresson, Luis Buñuel, Satyajit Ray et Mizoguchi Kenji. La beauté de Mère et fils (1997) confirme la lucidité de ce jugement. L'auteur de Stalker souhaitait que « le cinématographe arrive à fixer le temps dans ses indices perceptibles par les sens » (Positif, décembre 1981). Comme celle de Tarkovski, l'écriture d'Alexandre Sokourov est d'abord une écriture de la contemplation, de la méditation qui joue sur le temps. Surprenant paradoxe : c'est un film bref, de soixante-quinze minutes seulement, qui nous communique une impression de dilatation du temps. Celle-ci nous est transmise d'emblée par la lenteur des gestes et des déplacements des personnages, le débit de leur diction qui accentue la durée des phrases les plus ordinaires et, enfin, le montage.
Dédaignant le montage classique (coupes, ellipses, champ/contrechamp), le récit de Mère et fils est construit en plans-séquence dépouillés de toute action spectaculaire. En général fixes, ces plans-séquence sont parfois brefs (tel, au début du récit, celui des arbres d'apparence frêle et mince cadrés sous un ciel crépusculaire évoquant un paysage du Sacrifice de Tarkovski), mais le plus souvent longs, voire très longs (la mère allongée sur un banc, attendant le retour du fils). Déjà clairement perceptible en elle-même, leur durée, à plusieurs reprises, est prolongée par des variations d'éclairages et de couleurs, discernables sur les visages des deux protagonistes et dans les décors naturels.
Comme Bresson et Tarkovski, Sokourov s'attache à la qualité du son qui joue ici un rôle aussi important que l'image et contribue à son tour, à nous communiquer une perception particulière de la durée. Dans l'espace sonore off de Mère et fils, alliés par moment à des fragments d'œuvres musicales (Glinka, Verdi, Nussio) au rythme lent et aux consonances mystérieuses, parfaitement en harmonie avec l'atmosphère de l'œuvre, les bruits les plus familiers – cris de mouettes, ressac des vagues, aboiement d'un chien, sifflement d'un train – semblent s'insérer dans un environnement étrange.
Dans Mère et fils, les éléments naturels – le vent, l'eau, la terre – jouent un rôle comparable à celui qu'ils tenaient dans Le Miroir ou Le Sacrifice. Leitmotiv sonore off récurrent, le vent fait frémir les herbes et s'envoler le sable du chemin de campagne emprunté par le fils et la mère. Le bruit de l'eau ouvre et clôt l'action. Pendant le générique, aux cris des mouettes invisibles s'unit le ressac des vagues de la mer, qu'un magnifique plan d'ensemble nous fera découvrir beaucoup plus tard (la voile blanche d'un petit bateau tranchant alors sur le gris bleuté de l'eau). Après la mort de la mère, un fondu au noir referme le récit sur le clapotis des gouttes de pluie. Mais, par l'image, c'est surtout la terre que Sokourov met en relief : champ de blé, chemin de campagne, plaine immense traversée par un train au panache blanc, forêts de la Baltique aux grands arbres élancés, falaises crayeuses nous font ressentir, comme chez Dovjenko et Tarkovski, l'amour d'un cinéaste russe pour son sol natal.
La beauté du monde ainsi offerte à notre regard, l'insertion d'un fragment de poème (« un cauchemar m'étreindra... ») dans le plan-séquence d'ouverture – procédé d'écriture inséré dans l'intrigue du Miroir et de Stalker –, la foi des deux protagonistes en l'éternité au-delà de la mort nouent, sans conteste, d'indéniables « correspondances » thématiques et stylistiques entre Sokourov et Tarkovski.
À l'ouverture du récit, deux voix murmurent dans la pénombre d'une pièce où l'on[...]
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Écrit par
- Michel ESTÈVE : docteur ès lettres, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, critique de cinéma
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