MERVEILLEUX
Article modifié le
Problématique du merveilleux
Où est le merveilleux ? À quels signes le reconnaît-on ? Y a-t-il un type de regard plus particulièrement apte à l'appréhender ? Disons schématiquement que la première question est culturellement archaïque, la deuxième moderne, la troisième contemporaine. Mais le merveilleux a été théorisé à l'époque moderne et c'est le deuxième problème qui a occupé d'abord le devant de la scène.
Le critère de l'émerveillement
L'émerveillement, dans son double mouvement de surprise (impliquant la prise de conscience d'une distance) et d'admiration (entraînant la réduction de cette distance par la révélation d'une proximité ou même d'une fusion), peut apparaître comme une réponse programmée aux signaux que l'œuvre d'art nous adresse ; en ce sens, il est commandé par l'objet. D'autre part, l'émerveillement est une stratégie permettant au sujet de mobiliser son énergie, soit pour jouir de l'objet, soit pour l'apprivoiser ; à cet égard, le sujet, même naïf, est le maître de son émerveillement. Si la relation sujet-objet part du sujet, l'émerveillement a partie liée avec l'évidence ; si elle part de l'objet, il est de l'ordre du dévoilement.
Mais quand on définit le merveilleux à partir de l'émerveillement, on en étend le champ au point qu'il finit par englober presque toutes les relations possibles entre le message artistique et celui qui le reçoit. En matière littéraire, toutes les figures de rhétorique et tous les procédés poétiques apparaissent comme des causes possibles de surprise et de ferveur. Il y a même des effets spécialisés comme le concetto, qui selon Marino vise à « far stupir ». Toutefois, « on écarte ordinairement du merveilleux ce qui tient de l'expression pour le réduire à l'action » (R. Bray). L'émerveillement est alors déporté vers le référent de l'action, donc vers l'objet.
Encore faut-il s'entendre. Dans les formes archaïques du roman, le grand moteur de l'action, c'est le hasard (les textes mêmes le disent extraordinaire ou miraculeux). Il y a bien là une source d'émerveillement mais aussi un piège : l'esthétique de la coïncidence sous ses formes les plus radicales (l'imbroglio comique ou l'extravagance feuilletonesque) présuppose non seulement la surprise mais l'attente de la surprise et l'accumulation qui sournoisement remplace l'apparition par l'énumération. L'abus du suspense cause l'étonnement mais élimine la surprise d'être étonné. À ce point apparaît le comique ou l'humour, qui nuit à l'admiration ; en sorte que l'émerveillement ne fonctionne bien que lorsqu'il est réglé par un dispositif installé dans l'objet lui-même et limitant la quantité de surprise pour mieux préserver la qualité de la surprise. Nouvelle réduction des pouvoirs du sujet.
On se replie alors sur les trois formes de merveilleux – divin, magique et humain – admises par les classiques. Le merveilleux humain lui-même est aux frontières du concept : les exploits guerriers ou sportifs, les « prodiges de valeur », sont-ils humains ou surhumains ? À quel moment le héros sort-il des limites ? Quand son coup d'épée fend le heaume de l'adversaire ? Quand il lui fend le crâne ? Quand il coupe en deux l'adversaire tout entier, cheval compris ? La Chanson de Roland ne fait pas la distinction, qui emploie dans tous ces cas – et dans ces cas-là seulement – le mot « merveille ».
Au-delà de cette limite, il n'y a plus que des êtres surnaturels (merveilleux divin) ou des hommes ayant passé un pacte avec les puissances surnaturelles (merveilleux magique). L'émerveillement se résout dans la merveille, laquelle joue un rôle codifié dans des genres littéraires prédestinés à l'accueillir. Elle peut être le sujet de la narration (la licorne par exemple) ou une fonction narrative (le noisetier auquel Cendrillon doit ses attelages et ses somptueux habits, dans la version du conte donnée par les frères Grimm).
Le lieu de la merveille
Il y a du merveilleux dans un récit quand un personnage (ou un objet) y détient et exerce un pouvoir extraordinaire. Le problème est alors le statut de l'extraordinaire : est-ce dans la nature ou hors de la nature que se situe l'objet merveilleux ? On a vu que les classiques l'éloignent de la nature : l'emploi du mot surnaturel le montre assez. C'est que la religion chrétienne se caractérise par une transcendance du divin assez marquée pour que le merveilleux de l' épopée gêne les dévots. On croyait que le système fonctionnait mieux chez les Anciens parce qu'ils avaient des dieux immanents et qu'ils éprouvaient l'extraordinaire comme une propriété de la nature. Que pouvons-nous en dire aujourd'hui ? Les Anciens, comme les primitifs, cultivaient des genres littéraires variés où le merveilleux (qu'ils n'appelaient pas merveilleux) intervenait de façon diversifiée.
Le mythe
Commençons par le mythe, qu'on se contentera de définir ici comme une histoire relative aux temps primordiaux et à l'origine du monde, transmise de bouche à oreille au sein d'une caste sacerdotale et révélée aux jeunes gens lors de leur initiation, qui s'accompagne d'épreuves commémorant le récit mythique. Le mythe requiert la croyance dans la société où il a cours : pour l'initié, sa vérité ontologique est éprouvée comme dévoilement et confirmée par l'adéquation du rite au mythe, de la copie au modèle. Les commentateurs modernes glissent volontiers de la valeur de révélation à la valeur de non-contradiction, que le mythe soit défini comme l'expression d'une « mentalité prélogique » (Lévy-Bruhl) ou comme un « modèle logique » (Lévi-Strauss). Pourtant, le mythe est aussi une conceptualisation de l'expérience concrète et une explication totale du monde, visant non seulement à renforcer la cohésion sociale (une croyance arbitraire y suffirait) mais à maintenir l'équilibre entre nature et culture en résumant le savoir – et le pouvoir – de la culture sur la nature. C'est dire que le dévoilement mène à la conceptualisation, que la vérité ontologique communique avec la vérité objective : le merveilleux est dans la nature, il en constitue même le fondement, même si le mythe produit un effet d'extraordinaire sur le candidat à l'initiation. Par ailleurs, le mythe est gorgé de merveilleux ; on pourrait même le définir comme le genre où il n'y a que du merveilleux. Les rares réussites du merveilleux chrétien – La Divine Comédie, Les Tragiques, Le Paradis perdu, La Messiade – relèvent de ce registre.
La légende
Si le mythe fonde la nécessité du monde, la légende – et l'épopée qui en est issue – instaure la nécessité de l'histoire. Elle raconte la vie et la mort des héros qui ont fondé le lignage (ou des saints dont l'exemple a créé le lignage idéal de tous ceux qui demandent leur protection en prenant leur nom). Elle aussi en appelle à la croyance de l'auditoire, mais le présent ne la répète pas nécessairement ; il ne peut le faire que si nous égalons les vertus ancestrales en obtenant les mêmes faveurs divines. Faute de nous inspirer une suffisante émulation, elle peut encore nous stimuler par son prestige ; la légende est exemplaire et au minimum divertissante. Elle n'opère pas dans le registre du pouvoir, comme le mythe, mais dans celui de l'influence (morale ou à tout le moins esthétique). Ici l'homme est au centre et le merveilleux lui apporte un supplément d'énergie.
Entre ces deux forces, l'équilibre est fragile, la cohabitation problématique ; la part du merveilleux varie selon les poèmes, son rôle même peut difficilement être ramené à un principe unique. Dans L'Iliade, Grecs et Troyens se partagent la faveur de divers dieux du même Olympe ; les uns et les autres accomplissent les mêmes arrêts du destin, ce qui assure un minimum de mal et un maximum de liberté des hommes par rapport aux dieux. Dans La Chanson de Roland, les Francs sont soutenus par les anges et les sarrasins par les démons ; la lutte entre Dieu et Satan, extérieure à l'action, préserve un espace de liberté tout en augmentant la place du tragique. Dans L'Odyssée, les conflits des dieux sont réduits à l'essentiel ; le voyage hors du monde connu fait surgir des monstres, issus du chaos primordial, propices à une autre liberté qui n'est plus celle de la décision mais celle de l'aventure. Aventure subie pour Ulysse, aventure choisie pour les héros des romans bretons, en quête d'un au-delà dévoilant facilement ses lumineuses contingences, dérobant indéfiniment ses profondeurs ultimes. Dans La Pharsale, les hommes ne rencontrent l'au-delà que s'ils lui font des signes (par la magie) ou guettent les siens (par la divination) ; il n'y a plus qu'une divinité, Fortuna – le hasard –, dont les caprices énigmatiques assurent le triomphe de l'entropie. L'épopée germanique, dans un style très différent, véhicule un message analogue.
Parmi les genres littéraires archaïques, la légende se distingue par sa pérennité : des chansons de geste sont issus les romans de chevalerie, puis les poèmes héroïques de la Renaissance et de l'âge classique ; les romans bretons et les sagas nordiques ont été redécouverts à l'époque romantique. La légende a gardé son pouvoir d'exemple en dehors des lignages dont elle fondait jadis les prétentions (mais le plus souvent au sein de la classe sociale ou de la nation qui s'y reconnaissait) ; elle a progressivement acquis une tonalité nostalgique, un goût de la couleur locale et un sens du lointain. Elle a accompagné les explorateurs (thème des mondes perdus) et a facilité aux Occidentaux l'accès aux aventures de leurs ancêtres préhistoriques (La Guerre du feu) ou des barbares qui ont précipité dans l'oubli des civilisations préadamiques (heroic fantasy). Elle a suscité chez des érudits (J.R.R. Tolkien) connaissant bien les épopées des peuples d'Occident le goût d'en opérer une mise en forme syncrétique (Le Seigneur des anneaux, ancêtre de la high fantasy). En somme, elle s'est prolongée en fausses légendes, qui ne sont plus objets de croyance mais restent après tout des belles légendes, puisqu'elles ont gardé de leurs modèles le romanesque et la poésie.
Le conte
Le conte merveilleux est un récit de pur divertissement reçu comme fictif par son auditoire, ce qui permet au conteur d'inventer des variantes mais l'oblige à déployer tout son talent pour produire une illusion qui n'est protégée par aucune croyance. La complicité fonctionne parce que l'enjeu est mineur : les dieux et les héros des mythes et des légendes sont des bâtards qui fondent des familles et instaurent un ordre issu du chaos ; le héros du conte est un enfant trouvé parfaitement contingent et voué à chercher sa place dans un ordre qui lui préexiste. Cependant, Propp a rattaché la plupart des motifs du conte merveilleux aux rites initiatiques et aux conceptions de la mort, ce qui lui permet d'entrevoir dans les contes collectés par les folkloristes l'écho possible de mythes archaïques dépouillés par leur crédibilité par l'évolution historique.
Cette thèse n'explique pas tout : dans les sociétés actuellement étudiées par les ethnologues – y compris les plus archaïques –, on raconte à la fois des histoires vraies et des histoires fausses. Il y a complémentarité : « Les contes sont des mythes en miniature, où les mêmes oppositions sont transposées à petite échelle » ( Lévi-Strauss). Ils ont dans l'ordre culturel un registre bien à eux : l'intemporel (« il était une fois... »), le quotidien, le local et le familier. Cette vocation particulière, jointe à la faculté qu'ont les conteurs de retoucher le texte traditionnel, peut aller jusqu'à la résorption plus ou moins complète du merveilleux, notamment dans le conte populaire français.
C'est peut-être là une tendance historique récente ; mais toutes les interprétations générales du conte concluent soit à un merveilleux atténué (Propp), soit à un merveilleux mineur (Lévi-Strauss). Il est facile de « croire sans croire » (Debidour) à ces êtres surnaturels immanents mais non divins qui requièrent surtout une crédulité ludique le temps que dure le conte. Le conte est le genre archaïque où il y a le moins de merveilleux et où le merveilleux est le moins dangereux pour l'ordre humain, comme s'il se situait aux limites extrêmes de la nature, dans un registre où l' imaginaire, le pittoresque, le facultatif et plus généralement le non-être l'emportent sur l'ordre, la règle et la loi.
Le problème du lieu de la merveille (c'est-à-dire de la place du pouvoir extraordinaire dans le système de la nature) se pose pour les usagers du merveilleux. Peut-il encore se poser pour nous ? Il semble plutôt que l'effet d'extraordinaire tire sa force de son émergence historique et de son utilité collective ; il faut revenir de l'objet qui émerveille à l'homme qui s'émerveille.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jacques GOIMARD : historien de la science-fiction
Classification
Autres références
-
ALICE AU PAYS DES MERVEILLES, Lewis Carroll - Fiche de lecture
- Écrit par Sophie MARRET
- 1 212 mots
- 1 média
...Lewis Carroll put en rajouter ou en retrancher dans les deux volumes des Aventures d'Alice au pays des merveilles sans modifier le cours du récit. Les scènes en sont teintées d'onirisme ; au terme de ses aventures, le lecteur apprendra d'ailleurs qu'Alice a rêvé, alors que celles-ci avaient débuté... -
LA BELLE ET LA BÊTE, film de Jean Cocteau
- Écrit par Jacques AUMONT
- 892 mots
- 1 média
...abstraite ce qui pouvait la faire exister : une chair. Le décor de Christian Bérard, inspiré de la peinture hollandaise, est entièrement crédible, et Cocteau et lui imaginèrent mille détails charmants, surtout dans le palais de la Bête, où les manifestations du merveilleux sont incessantes et... -
BESTIAIRES
- Écrit par Françoise ARMENGAUD et Daniel POIRION
- 10 732 mots
- 11 médias
On peut suivre, au xiie siècle, la recherche d'une telle synthèse entre lemerveilleux du Physiologus et la science d'Isidore dans trois livres latins, jadis attribués à Hugues de Saint-Victor : De bestiis et aliis rebus. Le premier est un Aviarium ou volucraire, écrit par Hugues de Fouilloy... -
CHAT BOTTÉ LE
- Écrit par Marc SORIANO
- 495 mots
Un chat serviable et sans scrupules assure par ses ruses la fortune de son maître. S'agit-il, comme l'assure l'interprétation ritualiste, d'un conte sur un animal « totem » (chat, renard, chacal, gazelle ou éléphant blanc) et qui concernerait l'intronisation d'un roi chargé...
- Afficher les 41 références
Voir aussi
- MYTHE, littérature
- NATURE & CULTURE
- BEAU LE
- CLASSICISME, littérature
- PERCEPTION DE L'ART
- LÉGENDES
- DESMARETS DE SAINT-SORLIN JEAN (1596-1676)
- CLASSIQUE THÉORIE DE LA LITTÉRATURE, XVIIe s.
- MÈRE-ENFANT RELATION
- HÉROS & IDOLES
- ENFANCE, psychanalyse
- IMITATION, poétique
- VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE, Jules Verne - Science et fiction