MES FORÊTS (H. Dorion) Fiche de lecture
L’urgence expressive : dire le péril humain et célébrer la nature
Dans la continuité de son recueil précédent, Comme résonne la vie (2018), publié aux éditions Bruno Doucey, à l’instar de Mes Forêts, Hélène Dorion s’interroge ici sur l’être humain, tant du point de vue de sa fragilité que de sa dangerosité à l’encontre de la nature matricielle. Le premier mouvement est l’occasion pour la poétesse de capter tous les signes qui attestent de la survivance miraculeuse des forêts. Par petites touches, dans ces vingt-deux poèmes, l’écrivaine s’intéresse à ce qui leur est constitutif, de la racine de l’arbre jusqu’à « La cime » : « L’humus », « La branche », « L’écorce », « Le ruisseau », autant de titres de poèmes qui composent « L’écorce incertaine ». Comme s’il s’agissait d’exprimer, en sourdine, un hymne à ce que les forêts apportent à celle qui a non seulement osé s’y introduire, mais aussi, plus fondamentalement, s’en pénétrer :
les forêts entendent nos rêves
et nos désenchantements
(« Le tronc », issu du premier mouvement)
Il semble qu’Hélène Dorion souhaite faire entrer à son tour le lecteur dans cet espace d’autant plus vivant qu’il est encore à l’abri du péril humain. Il n’est pas étonnant que les pièces du recueil aient été mises en musique par l’ensemble I Musici de Montréal en 2022. En effet, après une entrée en matière tout en moderato, le chant se fait plus volumineux, plus symphonique, les phrases s’allongent et l’on passe des plus infimes parties des forêts à un ensemble aux vertus à la fois intimes et symboliques :
mes forêts sont du temps qui s’immisce
à travers tronc branche racine
elles traversent le feuillage du jour
capturent l’ombre capturent l’éclat
(extrait du dernier poème sans titre de « L’écorce incertaine »)
D’évidence, la poétesse se joue de la mythologie de la forêt qui, dans nombre de contes, y compris dans la tradition québécoise, devient souvent un espace effrayant peuplé de créatures d’une inquiétante étrangeté. Pourtant, si étrangeté il y a dans Mes Forêts, elle provient moins d’un lieu hostile que de la capacité d’Hélène Dorion à faire entendre des voix. Ainsi, ces forêts, qui sont devenues si indispensables à la poétesse dans sa vie personnelle – elle a longtemps vécu dans la région des Laurentides avant de rejoindre l’Estrie, une autre région du Québec, largement boisée –, paraissent avoir tout à la fois des oreilles et une voix.
Il se dégage du recueil une forme de paradoxe : les silences et les bruits singuliers des forêts ne coupent pas l’énonciatrice de l’espace civilisé. Ce serait même comme si, par écho, ce monde-là, si malmené, si « ravagé », venait faire entendre sa plainte au cœur même des forêts. Cette montée d’une colère profonde contre le nouvel ordre d’un monde avilissant atteint son paroxysme dans le troisième mouvement du recueil, « L’onde du chaos », qui est aussi le plus long (avec trente-quatre poèmes) et dont le titre se veut programmatique. Cet avant-dernier mouvement oppose en effet la douceur de l’antre forestière à la destruction propre au règne planétaire des humains.
La progression dramatique du recueil tend, en définitive, à proposer au lecteur une forme de retour aux sources. Aussi l’appel, non pas de « la forêt », pour reprendre le titre du roman de Jack London, mais de « mes forêts », consiste-t-il à ramener le lecteur à une situation antérieure au règne de l’Homo sapiens afin qu’il appréhende, au plus profond de sa chair et de son âme, les contributions de l’intelligence humaine au progrès technique et technologique, à l’origine de multiples désastres écologiques et géopolitiques :
on a piétiné la terre des uns
Volé celle des autres
(« Avant l’horizon », dans le dernier mouvement)
Avec Mes[...]
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Écrit par
- Antony SORON : maître de conférences, habilité à diriger des recherches, formateur agrégé de lettres à l'Institut national supérieur du professorat et de l'éducation, Sorbonne université
Classification
Média