MES PRIX LITTÉRAIRES (T. Bernhard)
Avec Mes Prix littéraires, paru en Autriche pour le vingtième anniversaire de sa mort et traduit en France un an plus tard (trad. D. Mirsky, Gallimard, 2010), Thomas Bernhard, l'enfant terrible des lettres autrichiennes, lance un énorme pavé posthume dans la mare de l'industrie littéraire. Terminé en 1980 et resté inédit du vivant de l'auteur, ce pamphlet rassemble neuf récits inspirés par des remises de prix littéraires, trois discours et, cerise vénéneuse sur cet amer gâteau jeté au visage de l'humaine vanité, un texte de « démission ». Ainsi la destinée et l'œuvre de cet écrivain autrichien n'auront-elles cessé de détruire toute forme d'enfermement corporel ou mental, politique ou idéologique, depuis l'univers carcéral des internats et des sanatoriums jusqu'aux panthéons académiques de l'État autrichien de l'après-guerre, sans oublier les différents cercles de l'enfer familial.
Tout comme dans son œuvre romanesque, Thomas Bernhard joue avec la langue allemande une sublime musique : Mes Prix littéraires fonctionne en effet comme une vertigineuse fugue, à l'image de sa vie ; les sombres variations de ses pages, ses phrases labyrinthiques, ses séries atrabilaires, ses cruelles ritournelles de mots se moquent des remises de prix littéraires pour mieux laisser monter un violent orage iconoclaste. Le livre s'ouvre sur le mode faussement mineur d'un récit méchamment léger, inspiré par une cérémonie ratée. Il s'achève dans l'apothéose dissonante et apocalyptique d'une déclaration de retrait de l'Académie de langue et de littérature de Darmstadt, précipitant tout dans le plus noir des abîmes.
Bernhard exècre les prix, même si c'est grâce aux subsides qu'ils lui apportent, ce qui les rend d'autant plus dérisoires, que l'écrivain pauvre et humilié peut remplacer un pantalon usé, rembourser des frais d'hospitalisation, s'acheter la voiture de ses rêves ou bien la ruine de ce qui sera son futur ermitage, se payer un voyage aux frais de l'État ou reverser la somme obtenue aux détenus d'une prison. Le récipiendaire renâcle à chaque fois, se dégoûte même d'avoir été trop faible pour accepter les prix, fussent-ils prestigieux, que, à partir de son roman Gel qui lui valut la notoriété, il a obtenus de telle académie des sciences ou de tel cercle culturel de fédérations industrielles allemande ou autrichienne. Deux exceptions cependant : le prix Julius-Campe, qu'il accepte joyeusement, lui donne l'occasion de narrer avec humour ses aventures au volant de la Triumph Herald qu'il a pu ainsi acheter, tandis que les représentants qui assistent à sa remise du « prix de littérature de la Chambre fédérale de commerce » lui rappellent non sans nostalgie ses débuts d'apprenti de commerce et son ultime rencontre avec un ami de la famille, disparu peu après.
Plus encore que les distinctions honorifiques, l'écrivain iconoclaste exècre toutes ces cérémonies ridicules et vomit les personnages veules du grand monde qui y jouent la mascarade de la fatuité humaine. Chaque récit peut se lire comme une nouvelle où l'ironie vire au noir : le premier d'entre eux, consacré à la remise du « prix Grillparzer de l'Académie des sciences de Vienne », aussi drôle que sarcastique, en offre un bel échantillon qui mêle au comique de situation (le récipiendaire a été oublié dans le public) un grotesque président au discours inepte et l'arrogance ubuesque d'un ministre qui ronfle et se réveille en demandant « où est passé l'écrivaillon ». De même, la remise du « prix du Cercle culturel de la fédération de l'industrie allemande » à Ratisbonne tourne à la farce grotesque quand l'un de ses notables inverse, dans son discours protocolaire, les noms des deux lauréats. À Brême, dont il reçut le « prix de littérature de la ville hanséatique[...]
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Écrit par
- Yves LECLAIR : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain
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