BUTOR MICHEL (1926-2016)
Aux antipodes
En considérant le travail formel comme un moyen de modifier notre conscience des choses, Michel Butor se situait aux antipodes de l'idée convenue de « nouveau roman » et de roman de l'individu. La seconde série romanesque entreprise par Michel Butor, et qui, sous le titre générique Le Génie du lieu, regroupe, outre le titre homonyme (1958), Mobile (1962), Où (1971), Boomerang (1978), Transit (1992) et Gyroscope (1996), allait rendre ce projet tout à fait évident. Ce qui était préfiguré par Réseau aérien (1962) a pris de l'extension : il s'agit de saisir, imaginairement, la planète. Le bassin méditerranéen, d'où l'Occidental voulut régenter le monde, est une simple oasis. La circularité de la Terre doit nous entraîner à toujours penser le lieu où nous sommes en relation avec ses antipodes. Le projet de Michel Butor implique une curiosité universelle, pour les climats, les modes de vie, les savoirs. Il implique également une sensibilité extrême à la signification des différences. Ainsi l'œuvre se nourrit-elle, certes, des textes littéraires, mais tout autant des annuaires, des catalogues de grands magasins, des textes politiques tenus pour canoniques. Du coup, le personnage romanesque n'est plus au premier plan ; il devient le lieu de croisement d'une multitude de voix, celles des différents groupes auxquels il appartient. Le roman butorien n'élimine pas la notion de psychologie, simplement il ne la considère ni comme première ni comme autonome : elle est un conglomérat de faits de société. Un individu est défini par l'interaction d'une série d'événements (parmi lesquels ceux du langage).
Cette vision amplifiée des choses, ce renversement des idées courantes (la planète explique le territoire individuel ; Babel, la langue maternelle ; l'Autre, ma propre personne), prend, pour se représenter dans le roman, une figure particulière, celle de l'exclu social, l'Égyptien à Paris dans Passage de Milan, les Noirs dans L'Emploi du temps et Degrés. Étant hors du système, ils permettent de le penser. Tel est aussi le devoir de l'écrivain. Il lui faut se décentrer : de Paris il est facile d'évoquer le mythe romain, mais c'est vu de Rome qu'apparaît l'impérialisme parisien. La Modification rappelle que tout point du monde en constitue un centre et qu'il est de ce fait dérisoire de se croire au centre du monde, si on n'accorde à la pensée d'autrui le même privilège. L'exemple limite de cette réflexion est présenté par Degrés. Désormais, la structure romanesque, chez Michel Butor, prend la forme d'un réseau ; le système est en expansion continue comme peut l'être un filet : il établit des relations et des correspondances, et laisse à ce qu'il saisit sa particularité et sa liberté. Ce sont moins des effets linguistiques qui engendrent ce texte que des organisations musicales ; elles ne se marquent pas seulement par le souci des harmonies, ou des contrepoints, mais par celui des grands systèmes qui permettent de rendre sensible notre appréhension du temps. L'œuvre littéraire est le lieu, et le moyen, d'élaboration d'une nouvelle conscience. Ce sont les moyens de cette ambition que traque Michel Butor dans les cinq volumes de critique intitulés Répertoire (1960-1982) et dans l'ouvrage consacré à Montaigne, Essais sur les Essais (1968).
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Écrit par
- Jean ROUDAUT : écrivain, professeur honoraire à la faculté des lettres de Fribourg (Suisse)
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