Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

CERTEAU MICHEL DE (1925-1986)

L'écoute des voix

Le type d'épistémologie mis en œuvre par Michel de Certeau pour rendre compte des mystiques aux xvie et xviie siècles s'articule très expressément avec une réflexion et une pratique insérées dans l'univers contemporain. Dans son travail historique, il met en effet l'accent sur la solidarité que l'expérience mystique a entretenue avec la régression des institutions du sens dans une chrétienté éclatée à la suite des Réformes : le présent est exilé d'une tradition reçue, d'un ordre sacral qui s'est décomposé. En même temps, une place centrale est accordée dans l'analyse à l'énonciation, distincte de l'organisation objective des énoncés : d'où l'insistance sur l'acte de parole, les conventions et les règles qui « déterminent l'usage relationnel d'une langue devenue incertaine du réel » (« L'Énonciation mystique », in Recherches de sciences religieuses, 1976).

Si l'historien contemporain, quand il écrit sur les discours mystiques, est lui aussi « exilé de ce qu'il traite » (La Fable mystique, XVIe-XVIIe siècle, 1982), 1'altération qu'inscrivent en lui ces textes lus et relus n'est pas sans effets. D'avoir fréquenté tant de temps non seulement les grands mystiques canonisés par une orthodoxie, mais aussi tous les « petits saints » pourchassés pour leurs « dévotions extraordinaires », rendait Michel de Certeau plus sensible à la fragilité qui affecte les contrats langagiers, au soupçon qui atteint aujourd'hui discours et institutions. De là, sans doute, l'extraordinaire acuité du regard porté sur là crise de Mai-68 dans La Prise de parole (1968). Il ne s'agit pas de caser à tout prix les « événements » dans une région particulière du savoir déjà constitué ou dans des codes préétablis pour recouvrir rapidement la faille ouverte, mais d'écouter des voix, de méditer la surprise que ce qui advient a constitué pour tous les savoirs, de respecter la nouveauté qui ne s'exprime que par un usage neuf de mots reçus : « Un rapport est devenu problématique, dont l'évidence assurait jusqu'ici le fonctionnement du langage. Il fondait les échanges sur la valeur des mots, monnaie solide ; l'or de la réalité garantissait la représentativité des structures, des autorités et d'une culture commune. Or voici qu'une dévaluation s'est produite. Là où le représenté et le représentant s'articulent, un vice fondamental est dénoncé » (La Prise de parole).

De là aussi l'attention précise portée aux « arts de faire », à cette pratique troglodytique de « l'homme sans qualités » qui, par ses opérations créatrices, creuse d'innombrables grottes sous le théâtre des discours et des institutions visibles. Dans les interstices des codes imposés, toute une série de tactiques souterraines, de braconnages, de détournements s'insinuent et jouent par rapport aux dispositifs de pouvoir, aux directives politiques et technocratiques qui, par le contrôle strict qu'elles exercent, entendent fabriquer de la conformité. Ces inventions transgressives, ces ruses, ces « arts du faible » sont une manière de se réapproprier l'espace et l'ordre institué par le fort, d'effectuer des traversées qui restaurent une communication dans une société qui multiplie les opérations sans auteur et les sujets sans action.

Par sa dispersion même dans des centaines d'articles, qui furent souvent d'abord des interlocutions, toute l'œuvre de Michel de Certeau participe de ce mouvement qu'il analyse : « Sur le terrain de la recherche scientifique (qui définit l'ordre actuel du savoir), avec ses machines et grâce à ses restes, on peut détourner le temps dû à l'institution, fabriquer des objets textuels qui signifient un art et des[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : directeur de recherche au C.N.R.S.
  • : philosophe, psychanalyste, ancien élève de l'École normale supérieure

Classification

Média

<it>Urbain Grandier est conduit au supplice</it>, Joseph Nicolas Jouy - crédits : AKG-images

Urbain Grandier est conduit au supplice, Joseph Nicolas Jouy

Autres références

  • HISTOIRE (Histoire et historiens) - Vue d'ensemble

    • Écrit par
    • 1 099 mots

    L'histoire comme justification de la politique, comme caution de la mémoire des groupes, l'histoire redécouverte par les autres sciences humaines et sociales sont autant de signes qui témoignent de l'actualité du travail des héritiers d'Hérodote. Les articles qui suivent entendent...

  • HISTOIRE (Histoire et historiens) - L'écriture de l'histoire

    • Écrit par
    • 4 397 mots
    Michel de Certeau, Paul Ricœur et Jacques Rancière ont proposé des manières de dépasser le réductionnisme esthétisant des analyses « rhétoriques » de l'écriture de l'histoire, dans le sens d'une mise en adéquation de la dimension littéraire et de la prétention scientifique de l'histoire, mais, contrairement...
  • LE SANG ET LE CIEL. LES SAINTES MYSTIQUES DANS LE MONDE CHRÉTIEN (J.-P. Albert) - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 105 mots

    En histoire du catholicisme, les travaux se multiplient dans le domaine de la spiritualité et de la mystique, notamment à propos de la place spécifique qu'y occupent les femmes, figures éminentes d'un christianisme dont l'appareil ecclésiastique reste monopolisé par des hommes. Les recherches universitaires...

  • LINGUISTIC TURN, histoire

    • Écrit par
    • 1 838 mots
    ...l'histoire), Paul Veyne avait ironisé sur les prétentions de l'histoire à échapper aux catégories littéraires du récit et de la mise en intrigue. Michel de Certeau lui avait répliqué en insistant sur l'importance de l'« institution du savoir » et des pratiques qui légitimaient et limitaient les choix...