FOUCAULT MICHEL (1926-1984)
L'expérience littéraire et les sciences de l'homme
L'archéologie des savoirs
La première partie de son œuvre se présente comme une « archéologie » des sciences humaines, irréductible à toute histoire classique des savoirs. Ce qui fait en effet problème pour les historiens traditionnels, ce n'est pas que l'homme soit un objet de science : c'est qu'il ait mis si longtemps à le devenir.
Les histoires de la médecine et de la psychologie s'écrivent volontiers comme celles des erreurs et des obscurantismes, jusqu'à l'arrivée de grands savants qui seraient venus édicter enfin des vérités premières, et poser l'homme sous le jour transparent et laïque de la science. Pour Foucault, faire une « archéologie » des sciences de l'homme repose sur un parti pris tout autre. Il s'agit de considérer que le moment où l'homme devient objet de science ne constitue pas une sortie hors des ténèbres, au grand soleil des vérités éternelles, mais une énigme historique qu'il convient d'épaissir, pour en prendre la mesure et en dénoncer les limites. Par exemple, tenter une « archéologie de la folie », comme il le fait avec Histoire de la folie à l'âge classique (à l'origine sa thèse, soutenue en 1961 sous la direction de Georges Canguilhem), ne consiste pas à montrer comment, après des siècles de mensonges et d'erreurs, la folie aurait enfin donné à voir son vrai visage de maladie mentale. L'archéologue de l'aliénation, en explorant l'archive de la démence (des catalogues médicaux aux listes d'internement, des thèses philosophiques aux fondations institutionnelles), entend plutôt retrouver les « expériences fondamentales » que l'Occident a faites à propos de la folie, jusqu'à celle de sa médicalisation. Expérience de la Renaissance : la folie est appréhendée depuis un imaginaire cosmique, comme un tourbillon de visions. Messagère errante des arrière-mondes, elle pose le problème de la consistance du monde. Expérience de l'âge classique : la folie est perçue comme un délire, une parole vide de sens et d'utilité. Négativité pure, et pour cela même exclue et enfermée dans les forteresses de la déraison (les hôpitaux généraux), elle pose alors le problème de ce qui maintient le langage dans sa structure rationnelle. Expérience de la modernité : la folie est cette fois appréhendée comme désordre des facultés psychiques, trouble cérébral, et se trouve désormais médicalisée. Elle pose le problème de l'homme se construisant comme objet de savoir à partir des figures de sa perte : c'est depuis une analyse de l'homme aliéné qu'on parvient à définir l'homme normal, tout comme c'est à partir de l'étude de l'homme mort que la médecine fonde la clinique moderne (Naissance de la clinique, 1963).
Une philosophie de la déraison
Il fallait bien que Foucault, pour contester l'évidence positive des vérités médicales, prenne appui sur une certaine idée de la folie, qui lui serve de point d'attaque. La folie, dans son sens ou plutôt son non-sens premier et ultime, est donnée à penser comme « absence d'œuvre », à savoir : un pur point d'effondrement. C'est l'expérience littéraire contemporaine, celle de Blanchot ou de Bataille notamment, qui fournit à Foucault le paradigme de cette « absence d'œuvre » : l'écriture s'y trouve vécue comme épreuve extrême du vertige indéfini du sens. Cette absence d'œuvre serait à l'origine de la raison, si l'on veut bien appeler ici origine ce dont l'occultation répétée permet seule une affirmation possible. Le paradoxe psychiatrique consiste précisément à intégrer cette méconnaissance première dans les figures mêmes de la connaissance : d'où la dénonciation d'une pseudo-libération[...]
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Écrit par
- Frédéric GROS : professeur des Universités à l'Institut d'études politiques de Paris
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