HOUELLEBECQ MICHEL (1958- )
Comment survivre ?
Le roman suivant, Les Particules élémentaires, en appelle significativement au roman d'idées, à croire que, décidément, cette réalité-là, où le sensible et l'intelligible ont si peu de part, peut être commentée ou dénoncée, mais en aucun cas racontée. Comme en réponse à ce constat accablant, Les Particules élémentaires proposent une manière d'allégorie. À travers le destin parallèle de deux demi-frères, Michel et Bruno, nous sommes invités à une traversée horrifique et drolatique des imaginaires sociaux qui, de Mai-68 au New Age, ont accompagné la formation de la société démocrate-libérale et de son idéal d'individu. Cela dans une vision nettement rétrospective, puisque l'auteur de cette relation, rédigée en 2079, a été produit par clonage. L'homme en a fini avec lui-même : « L'humanité devait disparaître ; l'humanité devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l'individu, la séparation et le devenir. » Ici, ce n'est donc plus le « dernier homme » qui parle, mais son autre neutralisé et comme purifié de ce qui le faisait trop humain. La rêverie scientiste de Houellebecq se place aux antipodes de l'utopie : le clonage qui nous est relaté dans les dernières pages du roman ne marque pas l'ouverture du possible, mais son extinction, en une dérisoire « fin de l'Histoire ». Car, au contraire du personnage beckettien qui trouve dans sa passivité, son « gésir », la ressource d'une ultime parole, capable de tenir la mort à distance d'un souffle, ou d'un soupir, l'« épuisé » de Michel Houellebecq se voit comme englué dans la toile d'un monde de simulacres dont il ne parvient pas à se déprendre, sauf à vouloir sa propre fin. Les moments les plus forts de ces œuvres étant ceux où, comme dans La Carte et le territoire ou Sérotonine, le narrateur, loin d'avancer un commentaire ou de lancer une idée, parvient à transcrire comme littéralement cette parole étrangère qui s'avance en lui, et qui constitue son intimité désenchantée : « J’ai connu le bonheur, je sais ce que c’est, je peux en parler avec compétence, et je connais aussi sa fin, ce qui s’ensuit habituellement. »
Dès Extension du domaine de la lutte, Michel Houellebecq avait perçu le problème qui caractérise ses romans : « La forme romanesque n'est pas conçue pour peindre l'indifférence, ni le néant ; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne. » Mais peut-on dire et redire la peur, la haine de soi et des autres sans tomber dans une sorte de maniérisme ? Avec Plateforme (2001) et La Possibilité d'une île (2005), Michel Houellebecq rompt le fragile équilibre entre narration et digression qui caractérise la littérature d'idées dont il se recommande, et leur préfère le plus souvent une satire un peu convenue, des dialogues pulvérisés en une suite de répliques assassines. La Carte et le territoire renoue avec la force de ses premières fictions. On y retrouve le regard désenchanté que porte le romancier sur un monde voué à une irrésistible entropie. « Nous avons inventé le bonheur, diront les Derniers Hommes en clignant de l'œil./ Ils auront abandonné les contrées où la vie est dure ; car on a besoin de la chaleur. On aimera encore son prochain et l'on se frottera contre lui, car il faut de la chaleur. » Par bien des côtés, les personnages de Houellebecq sont très proches du Dernier Homme tel que l’évoque Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. À travers le personnage de François, professeur à la Sorbonne et spécialiste de Joris-Karl Huysmans, le romancier en propose dans Soumission une nouvelle allégorie, en confrontant cette fois son anti-héros au retour du religieux.
« Comment nous attarder à des livres auxquels,[...]
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Écrit par
- Gilles QUINSAT : écrivain
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Média
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