SERRES MICHEL (1930-2019)
Vers une autre rationalité
Cependant, une question insiste : la science est-elle thanatocratique ? Notre culture est-elle « la continuation de la barbarie par d'autres moyens » ? Retirer Archimède à Mars et lire ainsi tourbillons et morphogenèses dans l'œuvre de Lucrèce (La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, 1977) permet-il d'échapper à la peste d'Athènes ? Malgré la bifurcation, malgré le clinamen, malgré le Jardin, qui est une théorie du local et de l'objet, la haine prolifère, et l'écriture habituelle de la philosophie et de l'histoire, qui se fait « à coups de prolongements rationnels », reprend cette prolifération. Dès lors, Michel Serres analyse un type premier de relation qui prolifère de proche en proche : Le Parasite (1980) est un livre sur le mal. Il décrit ensuite les mécanismes de substitution sacrificielle dans la fondation du pouvoir et dans la relation entre le particulier et l'universel (Rome. Le livre des fondations, 1983). En même temps qu'un livre sur Pierre Corneille, il élabore, avec Hermès V. Le Passage du Nord-Ouest (1980), les conditions de description d'un « espace ensemencé de circonstances », Le Tiers instruit (1991), et une théorie de l'objet, Détachement (1983). Michel Serres écrit toujours plusieurs livres à la fois ; cette simultanéité est le contraire d'un enchaînement. Il décentre les situations contemporaines du langage, celles de la linguistique, du positivisme logique, du narcissisme contemporain sur l'écriture. Sa démarche, obstinément non réflexive, aux antipodes du nominalisme, aiguise une problématique fine de la substitution, du local et de l'objet. « Le message humain, s'il répète souvent, jusqu'au stéréotype, le réseau des rapports que les hommes entretiennent entre eux, dit, de plus, dit, parfois, quelque chose au sujet de la chose. » Contre la prolifération de la violence, une autre rationalité que celle du particulier et de l'universel, une science et une sagesse du local. Gageure et risque de cette œuvre, celle d'un encyclopédiste heureux, pour qui l'humain ne cesse de faire question (Variations sur le corps, 1999 ; Hominescence, 2001 ; Récits d'humanisme, 2006 ; Le Mal propre : polluer pour s'approprier ?, 2008 ; Petite Poucette, 2012).
Michel Serres est mort le 1er juin 2019.
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Écrit par
- Christiane RABANT : ancienne élève de l'École normale supérieure, agrégée de philosophie, psychanalyste
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