MICRO-HISTOIRE
La « micro-histoire », traduction de la microstoria italienne, est devenue en France un courant historiographique majeur, à partir de la fin des années 1980. Les certitudes de la « nouvelle histoire », dominante depuis deux décennies, étaient alors remises en cause : les grandes déterminations économiques (tradition « labroussienne ») ou culturelles (histoire des mentalités) paraissaient soudain trop générales, trop figées, trop oublieuses des pratiques et des expériences individuelles. Le regain d'intérêt pour le récit historique appelait, quant à lui, des modes d'écriture plus complexes et moins linéaires. Les solutions proposées par les historiens transalpins furent considérées comme une réponse directe à ces nouvelles attentes. À la domination unilatérale du « macroscopique », c'est-à-dire de l'environnement économique, social et culturel général, et au primat des grands schémas de transformation du monde (la « modernisation », l'industrialisation, la montée en puissance de l'État) ils opposaient, selon l'intitulé du livre dirigé par Jacques Revel en 1996, les « jeux d'échelles » dans lesquels est imbriquée toute action humaine (Jeux d'échelles. La micro-analyse à l'expérience). À l'heure de l'effondrement des grandes idéologies, la micro-histoire se fondait sur un principe de curiosité et de fraîcheur face au monde. En se référant, enfin, aux grandes expériences narratives du xxe siècle, de Henry James à Italo Calvino, du formalisme russe au roman policier, elle proposait une mise en scène nouvelle du scénario historique, à la fois déconcertante et complice.
Les débuts
Le succès de la micro-histoire n'est pas allé sans malentendus. La micro-histoire ne constitue ni une réhabilitation de la monographie traditionnelle, ni un rejet de l'histoire quantitative, ni une affirmation douteuse de la toute-puissance individuelle. Il faut, pour le comprendre, revenir à ses fondements.
La microstoria est un mouvement qui s'organise à un moment spécifique. Elle prolonge la réception en Italie, à compter du milieu des années 1960, du paradigme des Annales, c'est-à-dire d'une histoire sociale et économique qui tranchait avec une tradition nationale tournée vers l'histoire politique et un certain idéalisme. En France, cette « nouvelle histoire » s'était développée en relation avec l'expansion économique des Trente Glorieuses, avec la foi dans la planification, la régulation de la société, la modernisation. En Italie, au contraire, sa diffusion se produit au moment où, comme l'indiquera ensuite Carlo Ginzburg, la sensibilité antimodernisatrice, voire antimoderne, bascule de l'extrême droite à l'extrême gauche. En ces années politiquement bouillantes sur les campus italiens, cette conjonction idéologique, jointe à des rivalités internes à la scène historiographique nationale (divisions politiques et religieuses, opposition entre le courant marxiste et l'approche « éthico-politique » inspirée de Benedetto Croce), confère à la microstoria sa forme particulière.
Comme les Annales, elle promeut l'histoire des marchés, des groupes sociaux, de la culture populaire, et s'inspire, non sans quelque positivisme, de l'histoire quantitative ou de la démographie historique. Mais en même temps, à l'instar d'autres historiens de l'époque (tels que Natalie Zemon Davis), elle se démarque des abstractions sociologiques chères à la « nouvelle histoire ». À l'individu « moyen », représentant d'un groupe, la microstoria préfère la richesse et la chair des parcours individuels ; face aux causalités trop mécaniques (de l'économique vers le social, du social vers le culturel), elle privilégie l'étude des processus censés engendrer simultanément les formes modales et marginales de la société.[...]
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Écrit par
- Paul-André ROSENTAL : professeur des Universités, Sciences Po, Paris
Classification
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