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MICROCOSMES (C. Magris) Fiche de lecture

Dans certaines œuvres littéraires, l'évocation des lieux, aussi bien que le souci de cerner au plus près leur apparence sensible, travaille en profondeur la forme du texte, jusqu'à lui donner une épaisseur cartographique. C'est le cas des vastes paysages que, dans ses hymnes, Hölderlin semble survoler d'un coup d'aile, ou des fragments d'univers que constituent certains des récits de Julien Gracq, comme La Presqu'île ou Les Eaux étroites.

Claudio Magris - crédits : Ulf Andersen/ Getty Images

Claudio Magris

À leur manière, certains livres de Claudio Magris participent de cette « géo-poétique ». Dans Danube (1986) l'auteur, en suivant le fleuve de la Forêt-Noire jusqu'à la mer Noire et en sillonnant un territoire qui recoupait largement celui de la Mitteleuropa, parvenait à conjoindre la réalité physique des lieux et les strates de mémoire qui les composent. Alors que le monde communiste entrait dans son crépuscule, il se délivrait d'un certain volontarisme de l'Histoire pour mettre en évidence la pluralité des durées et des récits qui composent notre passé. Tour à tour le narrateur de Danube se faisait chroniqueur, généalogiste, archiviste, inventant ainsi un art de la digression et croisant, au cours de son périple, les ombres de Hölderlin, Heidegger, Stifter, Lukács, Atila Jószef ou Endre Ady.

Microcosmes (traduction de Jean et Marie-Noëlle Pastureau, L'Arpenteur, Paris, 1998) reprend en partie ce projet d'écriture. Seulement, il ne se place plus aussi nettement en regard d'une réalité historique – l'Empire austro-hongrois – dont l'existence et l'effondrement ont marqué l'histoire de l'Europe. Comme son titre l'indique, il semble plutôt accompagner les travaux d'une micro-histoire qui, à travers les essais de Carlo Ginzburg notamment, a toujours préféré, à la violence du discours d'État et de la culture dominante, l'étude des marges et des savoirs clandestins.

Ces marges, elles sont ici d'abord géographiques. C'est ainsi que les différents chapitres de Microcosmes nous font passer de l'Adriatique (Trieste, la Croatie) au Sud-Tyrol, du Frioul et de la Vénétie-Julienne au Piémont ou à la Slovénie. Une dissémination qu'amplifie naturellement la tonalité physique, dissemblable au possible, de chacun des sites abordés, de la ville natale (Trieste et son jardin public, microcosme dans le microcosme qui sera évoqué à la fin du livre) aux neiges d'Antholz, en passant par les forêts de Snežnik ou les lagunes de Grado. Autant de mondes en soi, chacun porteur des signes d'une histoire secrète que Claudio Magris entreprend moins de commenter – c'est-à-dire de subordonner à une histoire officielle – que de restituer, dans son existence au bord de la fable. Pour cela, il lui faut inventer une écriture qui, sans occulter les traits autobiographiques (présents notamment, sous forme d'un motif parcourant musicalement le livre entier, jusque dans l'expression du deuil de la femme aimée), s'interdise néanmoins toute affirmation trop péremptoire d'un « je », lui préférant une neutralité capable de faire coexister, presque dans la même phrase, choses vues, récits recueillis, portraits d'écrivains ou d'anonymes, rêveries sur la matière et méditations. Dans le refus de toute tonalité tragique, l'individu, ici, choisit de se situer à la croisée des temps, d'assister à l'écoulement du présent dans le passé et, dans son apparente passivité, de se faire l'émanation des « microcosmes » tour à tour évoqués.

Par-delà le récit du narrateur qui les unit à l'intérieur de sa propre expérience, quelque chose d'essentiel relie ces mondes qui semblent à première vue jalousement refermés sur leur singularité : aux confins de l'Italie et de la Croatie, la Slovénie ou l'Autriche, tous sont des zones de frontière où l'identité contrariée,[...]

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Claudio Magris - crédits : Ulf Andersen/ Getty Images

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