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MIGRATIONS

Notre époque repose sur une mythologie de la mobilité, notamment géographique, censée à la fois assurer l’adaptation à un marché du travail flexible, et l’épanouissement personnel dans une permanente construction de soi. Qui plus est, cette mobilité est potentiellement sans limites, tant la notion de mondialisation suggère la vision d’une circulation planétaire des flux migratoires.

L’histoire, pourtant, révèle le caractère anachronique d’une telle croyance. La migration n’est pas la condition de « l’homme moderne », mais celle de l’humanité tout entière depuis qu’elle a commencé son expansion. Simplement, ses formes et ses logiques se modifient profondément au cours du temps, créant chaque fois des stéréotypes qui, quoique contradictoires, se sont ancrés dans l’imaginaire. De l’image du « paysan perverti », élaborée sous l’Ancien Régime, demeure l’idée d’une association entre migration et criminalité. La vision noire du « déraciné », consacrée par Marx à propos du paysan anglais chassé de ses terres par le mouvement des enclosures, débouche soit sur une sensibilité misérabiliste, soit sur une inquiétude à l’égard d’individus « sans feu ni lieu », anomiques, déstabilisateurs potentiels de l’ordre social. Par contraste, depuis un siècle, l’image du transplanté, amenant avec lui ses racines en se déplaçant dans le cadre de ses réseaux familiaux ou communautaires, est tantôt inquiétante, lorsque les communautés migrantes sont perçues comme d’indissolubles grumeaux dans la communauté d’accueil, tantôt positive, lorsqu’elle est censée enrichir la culture du milieu d’arrivée. Entre affranchissement et libération, même ambivalence, enfin, au sujet de la représentation du migrant, et plus encore de la migrante, se libérant par la mobilité de la soumission à son milieu, et prêt(e) à tout pour réussir son ascension sociale. S’il arrive que l’historien retrouve, dans des situations extrêmes, des incarnations de ces caricatures, comment les nuancer, et comment les ordonner, pour rendre raison de cette forme sociohistorique contrastée et évolutive qu’est la migration ?

La question est d’autant plus complexe que la migration est un phénomène social particulier. Elle respecte un certain nombre de régularités, certes pas universelles, mais assez largement répandues. Dès 1885, le géographe germano-britannique Ernst Georg Ravenstein en identifiait certaines : la plupart des déplacements se font sur une courte distance ; les canaux de mobilité déposent « tel un limon » des migrants sur leur chemin ; l’émigration est un processus en chaîne qui, en libérant une « place » (résidence, travail) au lieu de départ, offre l’occasion d’une immigration à partir d’une région plus reculée ou moins bien dotée, etc. Dans les années 1920, l’économiste statisticien américain Harry Jerome jetait les bases du modèle économique du push and pull, attentif à l’effet des conjonctures économiques respectives au lieu de départ et au lieu d’arrivée sur l’intensité des déplacements. Dans les années 1950, le géographe suédois Torsten Hägerstrand montrait que la plupart des flux migratoires sont ouverts par des pionniers. En conservant le contact avec leurs proches restés sur place, ceux-ci finissent par créer des aires privilégiées de circulation d’informations, d’hommes et de biens. Ces champs migratoires, souvent très durables, sont relayés par des filières familiales ou professionnelles et peuvent traverser les frontières, voire les continents. Ils canalisent, de manière parfois invisible pour les statistiques, les échanges de populations à courte ou longue distance.

De fait, historiciser les migrations implique de ne pas se représenter les migrants en tant qu’individus isolés. Le phénomène est structuré par de véritables courants, qui poussent les membres de certains[...]

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Témoignage d’une conquête : la Tapisserie de Bayeux - crédits : David Lefranc/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Témoignage d’une conquête : la Tapisserie de Bayeux

Immigrés jamaïcains - crédits : Chris Ware/ Hulton Archive/ Getty Images

Immigrés jamaïcains

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