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CERVANTÈS MIGUEL DE (1547-1616)

Du livre au mythe

L'intérêt qu'ont éveillé au départ les différents chantiers ouverts par la création cervantine ne s'est pas démenti au bout de quatre siècles : il n'a pas cessé de s'attacher aux Nouvelles exemplaires ; il se tourne à l'occasion vers le Persiles ; il se porte aussi vers le théâtre et, en particulier, vers des pièces comme Les Bagnes d'Alger et La Grande Sultane, que recréent des mises en scène accordées à l'esprit de notre temps. Mais c'est bien entendu Don Quichotte qui continue de fasciner : par la tension des contraires qu'incarne le héros ; par la fracture entre son dessein et son destin où résident sa vérité et son mystère ; par sa capacité, enfin, à transcender la succession des sens qu'il a produits au fil des âges. Cervantès, de son propre aveu, aspirait à toucher le plus large public, puisqu'il voulait, tout à la fois, égayer le rieur et le mélancolique, divertir le simple et l'homme d'esprit, étonner le grave et le sage. Du témoignage de ses contemporains il ressort que son chef-d'œuvre a été reçu comme une plaisante histoire, mariant à l'envi les extravagances du maître aux facéties du serviteur. Il n'est que de les voir campés dans les mascarades et les spectacles où ils tiennent leur partie, décrits dans les fictions qui les prennent pour héros, évoqués par tous ceux qui, comme Sorel en France ou Butler en Angleterre, transposent leurs exploits sous les espèces du Berger extravagant ou de Hudibras. Au xviiie siècle, cependant, ce rire change de signe : en endossant une armure anachronique pour défendre les valeurs d'un âge révolu, Don Quichotte devient, aux yeux de l'Europe des Lumières, le symbole d'une nation victime de ses fantasmes et prisonnière de ses contradictions – celle-là même que Martín de Cellorigo, un des observateurs les plus lucides du règne de Philippe III, tenait déjà pour “une république d'hommes enchantés, vivant hors de l'ordre naturel”. Avec l'avènement du romantisme allemand, le pas est franchi qui mène du livre au mythe : synthèse du drame et de l'épopée, le roman de Cervantès se situe au point de rencontre de l'être et du non-être ; pour Tieck, Wilhelm Schlegel, Henri Heine, il apparaît comme l'odyssée où s'exprime la dualité humaine. Une interprétation qu'infléchira à son tour Unamuno au début du xxe siècle, en écrivant sa Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança. Débordant, à ses yeux, le dessein de celui qui l'a conçu, Don Quichotte devient un véritable bréviaire d'identité nationale : l'odyssée du héros exprimerait, sur le mode poétique, le rejet d'un matérialisme devenu la loi d'airain d'une Europe en passe de perdre son âme, autant que d'une Espagne qui ne sait ce qu'est devenue la sienne.

Cette transfiguration, parfois taxée de contresens, ne pouvait correspondre aux façons de penser et de sentir des hommes du xviie siècle, lesquels appréciaient d'autant mieux la parodie cervantine qu'ils disposaient d'un jeu de références, celui des livres de chevalerie, qui nous est devenu étranger. Elle n'a plus aujourd'hui la même prégnance, au regard de ce qui retient davantage notre attention : la façon dont une “fable mensongère”, en donnant la parole aux personnages et, avec elle, la liberté d'en user, a, pour la première fois, installé à l'intérieur de l'homme la dimension imaginaire, recréant le mouvement par lequel il s'invente. Nous n'allons pas, pour autant, jusqu'à récuser le visage tragique qu'a pu prendre Don Quichotte à certaines époques : sans doute parce que la folie, devenue pour nous source d'inquiétude, n'exprime plus, comme jadis, l'esprit de Carnaval et que le destin de l'ingénieux hidalgo éveille en nous des sentiments complexes. Reste que sa vocation ne se charge plus, comme[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-X-Nanterre, directeur de la Casa de Velázquez, Madrid (Espagne)

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Médias

Cervantès - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Cervantès

Don Quichotte, A. Schroedter - crédits : AKG-images

Don Quichotte, A. Schroedter

<it>Don Quichotte et Sancho Pança</it>, A. Decamps - crédits :  Bridgeman Images

Don Quichotte et Sancho Pança, A. Decamps

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