OTERO SILVA MIGUEL (1908-1985)
« Un enterrement n'est pas chose extraordinaire à Ortiz. Bien au contraire, le frottement des espadrilles avait fait disparaître définitivement l'herbe du chemin qui conduisait au cimetière, et les chiens suivaient avec une mansuétude routinière ceux qui portaient le cercueil, ou les précédaient en montrant la route mille fois parcourue. » Ces quelques lignes extraites de l'incipit du deuxième roman du Vénézuélien Miguel Otero Silva, Maisons mortes (Casas muertas, 1955), montrent, comme c'était déjà le cas pour son premier roman, Fiebre (1936), un écrivain à l'écoute attentive de la révolte « fiévreuse » ou de la torpeur mortelle qui s'emparent périodiquement de son pays. Ce « poème tragique de la ruine d'une ville et de ses habitants », comme l'a qualifié un autre grand romancier vénézuélien, Arturo Uslar Pietri, rappelle aussi qu'Otero Silva a fait ses premières armes dans le domaine de la poésie, en particulier avec cette œuvre de tonalité à la fois populaire et solennelle qu'est Élégie chorale à Andrés Eloy Blanco, où la complainte pour la mort d'un poète se transforme en un hymne polyphonique au destin grandiose et tragique du Venezuela.
Chroniqueur, critique d'art – grand collectionneur, il a été un des plus ardents défenseurs de l'œuvre du peintre vénézuélien Armando Reverón –, créateur du journal le plus important du pays, El Nacional, Miguel Otero Silva s'inscrit dans la lignée du réalisme symbolique brillamment représentée au Venezuela par Rómulo Gallegos. Solidement étayées par des enquêtes de terrain, concentrées sur une région et une problématique précises, animées par des convictions idéologiques qui poussent l'auteur tantôt à un engagement clairement affirmé, tantôt à une prise de distance mûrement réfléchie, les fictions de Miguel Otero Silva possèdent un souffle lyrique, un pathétisme élégiaque, et un humanisme non dénué d'humour qui leur donnent une place fondamentale dans la saga nationale.
L'œuvre narrative s'ouvre avec Fiebre, un roman encore imprégné de l'atmosphère délétère de la longue dictature de Juan Vicente Gómez (1908-1935). Ce livre-témoignage vaut surtout par la dimension dramatique qui caractérise la reconstitution du mouvement étudiant de 1928. Maisons mortes et Oficina no 1 (1960) répercutent les effets contradictoires de l'exploitation échevelée du pétrole vénézuélien : source d'enrichissement fabuleux pour certains, elle entraîne la désertification des llanos de l'intérieur et leur inéluctable dépérissement. L'Histoire, présente en toile de fond, resurgit périodiquement dans les commentaires d'un narrateur omniscient qui, dans les deux romans suivants, La muerte de Honorio (1963) et Cuando quiero llorar no lloro (Et retenez vos larmes, 1970), donnera la parole à des personnages témoins, tantôt à propos des atteintes graves à la liberté que la société vénézuélienne a connues à plusieurs reprises, tantôt à propos de la dérive violente dans laquelle sombre la jeunesse du pays. Le second de ces romans, qui tire son titre espagnol d'un vers célèbre du poète nicaraguayen Rubén Darío, témoigne d'un renouvellement des techniques narratives et s'articule autour de trois monologues intérieurs d'adolescents appartenant à des classes sociales différentes, monologues précédés par un flamboyant prologue évoquant le martyre de soldats romains mis à mort pour leur foi chrétienne. Cette épopée du sacrifice se prolongera dans le dernier livre de Miguel Otero Silva, publié en 1984, La piedra que era Cristo, titre emprunté à saint Jean de la Croix.
Mais le roman majeur de Miguel Otero Silva est sans conteste Lope de Aguirre, Príncipe de la Libertad (Lope de Aguirre, prince de la liberté, 1979), où l'écrivain se livre à une[...]
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Écrit par
- Claude FELL : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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