EMINESCU MIHAIL (1850-1889)
Au carrefour des influences
Ce poète – le plus grand de la Roumanie – avide de culture universelle et fin connaisseur de la poésie populaire nationale a élaboré une extraordinaire synthèse entre, d'une part, les vieux thèmes que lui fournissait son érudition : vanité des choses, fragilité de l'être, de la nature et de l'amour, menace du néant ou révolte contre le destin, et, d'autre part, l'inspiration originale et forte de ce peuple de villageois et de pasteurs issus des lointains Daces, colonisés par les Romains. Qu'il y ait chez Eminescu une sorte de hantise du dacisme, voilà qui est difficile à comprendre, même pour des Français qui ont vu leur Chateaubriand célébrer les Celtes. Eminescu célèbre d'ailleurs aussi les vainqueurs des Daces et leur chef, « notre père Trajan », plus cher au cœur des Roumains que Jules César au nôtre. Mais surtout, il nourrit son patriotisme d'une tendresse pour ce peuple toujours assailli par toutes sortes d'envahisseurs et qui a souffert de tant d'épreuves.
Comment rester optimiste, quand on connaît l'histoire de sa nation ? Elle offre en miniature le même spectacle désolant que l'histoire des civilisations humaines. Mais par une curieuse coincidentia oppositorum, Eminescu juxtapose à son désespoir de philosophe et d'historien une passion nationaliste qui en fait le Charles Maurras ou le Barrès de la Roumanie nouvelle, celle des années 1870-1880, qui a son prince, Charles Ier, depuis 1866, et gagne son indépendance à la guerre russo-turque de 1877-1878. Le poète qui observe que le nom de Dieu n'est pas écrit sur le front de la jeune fille qu'il a aimée et qui est morte, le penseur qui déclare que le monde n'est que le rêve du néant et que rien ne vaut la peine d'être accompli sur terre lance à ses compatriotes le cri « Sǎ fim Români ! » (« Soyons Roumains ! »), et consacre ses articles quotidiens du journal Timpul à pourfendre les ennemis de la patrie, ceux du dehors, les « Muscali », les « Moscovites », surtout, mais aussi ceux du dedans, les « couches superposées » de Venetici, littéralement « Vénitiens », terme générique pour désigner l'étranger parasite. D'où la projection dans le passé du rêve de grandeur nationale – tel l'admirable poème historique, l'épître III, où l'on voit le vieux prince Mircea tenir tête au sultan et le vaincre.
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Écrit par
- Alain GUILLERMOU : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'Institut national des langues et civilisations orientales et à l'université de Paris-Sorbonne
Classification
Autres références
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ROUMANIE
- Écrit par Mihai BERZA , Catherine DURANDIN , Encyclopædia Universalis , Alain GUILLERMOU , Gustav INEICHEN , Edith LHOMEL , Philippe LOUBIÈRE , Robert PHILIPPOT et Valentin VIVIER
- 34 994 mots
- 17 médias
...plusieurs décennies, la Junimea et les Convorbiriliterare ont régenté les lettres roumaines. Leur grand titre de gloire est assurément d'avoir patronné à ses débuts le poète Mihail Eminescu et permis au conteur Ion Creangă de publier ses œuvres, récits populaires et souvenirs d'enfance.