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CHOLOKHOV MIKHAIL (1905-1984)

La tradition et son renouvellement

L'art de Cholokhov se distingue d'abord par un instinct et une science extraordinaires du langage : nous reconnaissons en lui l'héritier de Gogol avec qui il partage le même goût du terme savoureux, de la métaphore suggestive. Les déformations de mots, dues à la prononciation et aux particularités dialectales, rappellent au lecteur étranger les tours de force de Joyce par leur bizarrerie, mais intégrés au milieu vivant de la conversation. Cholokhov conduit de main de maître le dialogue à plusieurs voix, et les discours des Choukar, des Christonia, par leur bonne humeur toute méridionale proche de la verve d'un Sean O'Casey, se terminent le plus souvent en éclats de rire « assez puissants pour faire tomber les glaçons du toit et effrayer les moineaux ». Le chœur de l'épopée antique est remplacé ici par les commérages du village cosaque.

Cette intensité du style découle du relief des personnages extrêmement nombreux et variés (plus de cent dans Le Don paisible). Et, en ce sens, Choukar nous semble le plus typique des héros de Cholokhov : bavard, menteur, mais doté d'un solide bon sens populaire, il atteint dans la solitude de la vieillesse la dimension tragique d'un Falstaff. Pourtant, si la peinture des caractères tourne souvent à la charge caricaturale à la manière d'un Gogol, ou à l'exagération féroce d'un Norris, le grossissement naturaliste n'exclut pas une grande finesse de l'analyse psychologique.

Par la minutie des détails, Cholokhov demeure l'élève de Tolstoï, dont l'exemple lui a donné aussi le sens de l'architecture : dans Le Don paisible – le Guerre et Paix soviétique –, profondeur et analyse ne le cèdent en rien aux beautés de la composition. Le personnage de Grégoire Mélékhov, écartelé entre deux femmes et deux mondes, a une « faille » comme les héros de Shakespeare. Le dénouement pourtant ne vouera pas cet Antoine à la mort, mais à la terre où les vertus du travail pourront lui conserver quelque grandeur.

Car c'est dans le registre pathétique que Cholokhov crée ses personnages les plus fascinants, les femmes surtout, Aksinia, Nathalie, puis quelques ouvriers, Guérassimov, le mécanicien de La Science de la haine, et Sokolov, avec qui l'auteur évoque la guerre dans Le Destin d'un homme, livre où la conversation s'épure au point de devenir le monologue intérieur de toute une humanité sortie de la guerre.

Mais le pathétique n'évite pas non plus l'écueil du pathos, de même que le lyrisme romantique qui triomphe dans la description somptueuse de la nature verse parfois dans un symbolisme facile des éléments. Cholokhov ne cherche pas vraiment à rénover la technique littéraire – il s'est associé d'ailleurs à la critique des formalistes des années trente –, il a plutôt recours à l'utilisation astucieuse des grands maîtres du passé comme le voulait Gorki. Cholokhov n'adresse pas son œuvre aux happy few, mais au citoyen moyen. C'est donc moins par l'originalité de ses recherches esthétiques que par l'humanité profonde des thèmes, la fraîcheur des sensations et de la vision, la truculence de sa langue et le souffle épique de son inspiration qu'il s'impose à nous comme écrivain.

Depuis une vingtaine d'années, toutefois, si le succès évident de l'œuvre ne faisait que se confirmer dans les anciens pays socialistes, le « scandale » qui couvait et alimentait toutes les conversations « dissidentes » a éclaté au grand jour en Occident : coup sur coup, en 1975, deux ouvrages, le premier anonyme de D... avec une Préface d'Alexandre Soljénitsyne et le second de R. A. Medvédev, ont spéculé sur l'authenticité du premier volume du Don paisible : ce tome, si différent des autres par son ton et sa coloration, doit-il[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite de l'université de Paris-XIII, président fondateur de l'Institut international Charles-Perrault

Classification

Autres références

  • RÉALISME SOCIALISTE

    • Écrit par , et
    • 3 542 mots
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    ...C'est la littérature qui exerçait l'influence la plus profonde et la plus large sur les masses. Certaines œuvres du début, tels Le Don Paisible de Cholokhov, ou La Défaite de Fadeïev, purent franchir les écueils du dogmatisme doctrinaire et se tailler une place importante en tant qu'œuvres littéraires....
  • SOVIÉTIQUE LITTÉRATURE DE GUERRE

    • Écrit par
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    Dans l'histoire des lettres soviétiques, la littérature de guerre proprement dite succède à la littérature de la guerre civile presque sans solution de continuité : Cholokhov publie le dernier livre du Don paisible en 1940 et La Science de la haine en 1942.

    Le foisonnement de la littérature...